Chaque jour qui passe ne fait que confirmer les craintes du chercheur, et renforcer son désespoir : dans tous les domaines, sur tous les fronts, l'épidémie due au SARS-CoV2 et ses conséquences de tous ordres produisent une quantité d'expériences naturelles si colossale que, de son vivant, il ne réussira jamais à les étudier toutes. Prenons à dessein un exemple simple, unidimensionnel, géographiquement restreint : la qualité de l'air en Île-de-France. La croyance populaire, l'action politique, la réglementation veulent que celle-ci dépende d'une source prépondérante de polluants, les moteurs thermiques, et en particulier les diesel. Et voilà que, d'un coup d'un seul, l'obligation de confinement génère une disparition presque totale du trafic routier comme aérien, laquelle, pourtant, se lit si difficilement sur les instruments de mesure d'AIRPARIF que l'agence se sent obligée de produire un petit commentaire. La saisonnalité, celle de la température, de l’ensoleillement, des vents, du chauffage, des travaux agricoles, éléments aussi aléatoires qu'inévitables déterminent bien plus étroitement la qualité de l'air que le seul trafic automobile, tel qu'il a lieu de nos jours avec des véhicules aux normes.

En partie parce qu'il représente un coupable idéal, celui-ci reste pourtant seule cible des pouvoirs publics ou, plus précisément, et plus hypothétiquement, d'acteurs qui, de l'intérieur de la structure administrative, trouvent en ce coupable le vecteur de leur agenda particulier. Tout récemment, en plein confinement, satisfaisant ainsi à une obligation légale, feu le ministère des Transports a mis en ligne une consultation relative à un projet de décret qui recèle une telle charge de perversité que l'on se doit d'en tenter l'analyse, tout en regrettant amèrement de ne pas être publiciste. Et l'on rendra hommage au passage à la vigilance militante, sans laquelle on ne se serait aperçu de rien.

Ce décret vise à clore la longue histoire des ZAPA, devenues zones à circulation restreinte puis, par la magie du langage technocratique, zone de faibles émissions mobilité histoire de bien encercler le coupable. Il s'agit de territoires généralement densément peuplés dont les élus peuvent frapper de manière plus ou moins stricte toute espèce de véhicule, camions, autobus, automobiles, motocycles, d'une interdiction de circulation, et cela en fonction de leur âge et donc des normes anti-pollution auxquelles ils satisfont. Voici peu, la décision de créer une de ces zones que l'on trouve, par exemple, sur l'ancien département de la Seine, à Grenoble, Lyon ou Strasbourg appartenait à ces seuls élus. Selon la vieille tactique de l’étranglement progressif systématiquement employée par le pouvoir, cette option s'est, en décembre dernier, muée en obligation, et en obligation à satisfaire dans un délai exceptionnellement bref, soit d'ici la fin de l'année 2020.
Le décret détaille les modalités de cette contrainte et, en premier lieu, les zones où elle peut s'exercer. La liste des collectivités en cause se trouve ici et, on le constate, on ratisse large puisque des villes aussi modestes que Moulins, Laval, Blois, Dieppe ou Chalon-sur-Saône ne passent plus au travers des mailles du filet. Plus encore, au prétexte purement baroque "d’éviter la stigmatisation" des seules communes qui accueillent une station de mesure de la qualité de l'air, la zone d'exclusion sera étendue uniformément à la totalité de l'entité administrative concernée. Ainsi, le sort des 12 millions habitants de l'Île-de-France dépendra entièrement des mesures effectuées à Saint-Denis, sur la station dite de trafic qui jouxte l'autoroute la plus fréquentée d'Europe et obtient donc, en conséquence, des résultats particulièrement mauvais. Il s'agit, en somme, en partant d'un seul point, de couvrir le territoire le plus étendu possible, et tant pis pour les exceptions. On reconnaît bien là le tous coupables, tous punis caractéristique de l’ethos religieux propre à l’écologie radicale.
Mais si la police de l'air contrôle l'espace, elle maîtrise aussi le temps. Le décret prévoit d'agir de façon rétroactive, en remontant jusqu'à cinq ans en arrière à la recherche d'une série de trois années consécutives de dépassement des normes. Là, sans doute, la noirceur de l'âme perfide qui a conçu ce décret se dévoile dans toute sa laideur. Car, on l'a rappelé par ailleurs, la longue histoire de la lutte contre la pollution atmosphérique se résume à un progrès continu. Pour rester en Île-de-France, la région n'a pas connu de dépassement du seuil d'alerte aux particules fines PM 10, dernier polluant notable, depuis le 23 janvier 2017. Prendre en compte une période de cinq ans permet, d'un trait, d'annuler les gains générés par des décennies d’efforts, et de condamner en vertu d'une situation qui n'existe plus depuis des années. Reste un point capital, celui du fait générateur. La zone d'exclusion entrera en vigueur lorsque l'on constatera un dépassement d’une valeur limite sur l'un des deux principaux polluants produits par les pots d'échappement, les particules fines et le dioxyde d'azote. Là, on est tranquille : pour s'en tenir au seul dioxyde d'azote, aucune métropole européenne ne respecte la limite annuelle de 40 µg/m³.

Un seul espoir pour les édiles récalcitrants, qui voudraient préserver leur commune rurale de ces lubies de citadins : démontrer que, chez eux, le trafic routier n'est pas la principale source de pollution. Car le décret inverse aussi la charge de la preuve : coupable par défaut il faudra, au prix d’études qui, techniquement et financièrement, ne sont pas à la portée de tous, prouver son innocence. Là, l'expérience naturelle mentionnée plus haut a un rôle à jouer : témoignant du caractère secondaire des moteurs thermiques comme source de pollution, elle viendra appuyer la masse de recours que ce décret va inévitablement générer.
Ce magnifique forfait illustre une fois de plus le pouvoir exorbitant dont disposent ces fonctionnaires d'administration centrale, auteurs de textes réglementaires à même de fortement contraindre la vie quotidienne de millions d'individus, textes qui ne subiront, au mieux, d'autre contrôle que celui du Conseil d’État. Exploitant une double fenêtre d'opportunité, imposer une zone d'exclusion avant que l'amélioration constante de la qualité de l'air la prive de justification, et profiter du confinement pour la faire passer en toute discrétion, les auteurs de ce décret agissent sournoisement, comme les développeurs de virus informatiques, dont le programme pénètre par une porte dérobée avant de contaminer, de poste en poste, le plus d'organismes possible. Même, et peut être surtout, en ces temps troublés, la guerre aux pauvres ne connaît pas d'armistice.