Dans le bouillonement des années 1980, cette courte parenthèse durant laquelle certains avaient encore le courage, ou l'inconscience, de croire en l'avenir, de multiples manières d'informatiser les individus à l'aide de machines aussi rudimentaires que peu coûteuses ont vu le jour. Dans la grande tradition du génie national, la France a ainsi associé les produits d'une petite division d'un grand conglomérat, les Thomson TO7 et MO5 équipés de processeurs Motorola, à une noble cause, l’alphabétisation informatique des collégiens. Bizarrement, ça n'a pas vraiment marché.
La Grande-Bretagne, au même moment, poursuivait un objectif similaire en suivant un chemin différent. La BBC lança un vaste programme éducatif, lequel comportait une composante matérielle avec un micro-ordinateur conçu par une jeune entreprise locale née dans les laboratoires de l'université de Cambridge, Acorn Computers. Celle-ci développa ensuite une architecture spécifique destinée à un microprocesseur simple et économe en énergie, lequel suscita l'intérêt d'Apple. Avec l'appui d'un autre partenaire et un effectif de douze ingénieurs installés dans une grange, ARM vit le jour en novembre 1990. L'entreprise inaugura ainsi un modèle aujourd'hui répandu, concevoir et développer un type original de microprocesseur sans pour autant disposer des usines nécessaires à la fabrication du produit fini. ARM tire ses ressources de sa propriété intellectuelle, vendant ses licences aux producteurs de composants, lesquels fournissent aujourd’hui tous les fabricants de téléphones mobiles, de tablettes et autres bidules autonomes c'est à dire, en fait, le monde entier.

À l'autre extrémité du spectre, on trouve avec le néerlandais ASML une autre entreprise européenne qui bénéficie également d'une position totalement dominante dans ce même secteur. Née en 1984 dans l'ombre de Philips, la société développe des machines de photolithographie qui travaillent aujourd'hui dans l'extrême ultra-violet, permettant ainsi aux fondeurs les plus performants, et en premier lieu au taïwanais TSMC, de fabriquer des puces dont la finesse de gravure atteint aujourd’hui trois milliardièmes de mètre. Ce succès profite à ses sous-traitants ailleurs en Europe, tels l'allemand Carl Zeiss qui lui fournit des optiques, ou CNIM laquelle fabrique des bâtis pour ses machines dans son usine de La Seyne-sur-Mer. Avec ses outils prodigieusement complexes et excessivement chers, mettant en œuvre la technologie la plus stratégique du globe, ASML dispose désormais d'un quasi-monopole protégé par une vertigineuse barrière à l'entrée ; un rêve de capitaliste, en somme.

En France, à un niveau plus modeste, on peut citer le cas d'un autre leader mondial dans cette même activité. Appliquant des recherches menées au sein du célèbre Leti, laboratoire du CEA spécialisé dans les nano-trucs, Soitec produit des substrats de silicium selon une technologie particulière, laquelle permet ensuite de fabriquer des composants très économes en énergie ce pourquoi, là encore, on les trouve dans une grande variété de dispositifs autonomes.

Mais le paysage européen ne se limite pas à ces quelques spécialistes au succès planétaire. On y trouve une assez grande variété d'entreprises triturant du silicium, qu'il s'agisse des gros généralistes comme l'allemand Infineon, né chez Siemens, le néerlandais NXP naguère division semi-conducteurs de Philips ou le franco-italien ST Microelectronics, issu de la fusion de l'italien SGS, d'ascendance Olivetti avec, inévitablement, Thomson Semiconducteurs, mais aussi d'autres acteurs moins connus, tels l’équipementier ASM, un néerlandais de plus.
Née parfois dans les temps reculés des premiers transistors, héritière de l'époque héroïque des tubes, bénéficiant des recherches conduites dans les laboratoires des universités aussi bien que dans les entreprises elle-mêmes, cette industrie prolifique, compétitive et rentable se déploie ainsi à travers tout le vieux continent.

Alors, que vient faire dans l'histoire cette initiative de la Commission européenne, mêlant comme souvent déplorations, rodomontades et solutions technocratiques visant à résoudre un problème dont on vient de montrer qu'il n'existait pas ? Qu'est donc cette histoire de dépendance aux "microprocesseurs les plus avancés fabriqués en Asie" évoquée par la présidente de la Commission ? Elle fait, on l'imagine, allusion à TSMC qui se trouve être, effectivement, en ce moment, la société la plus avancée en matière de production de microprocesseurs, au point même de devancer Intel. Sauf qu'il ne s'agit que d'un sous-traitant, qui produit pour AMD, Apple, et d'autres, et un sous-traitant intégralement dépendant des progrès accomplis par son fournisseur essentiel, ASML.

Isoler un maillon dans cette longue chaîne qui parcourt le globe, en faire un exemple à suivre pour les cancres européens qui ne devront leur salut qu'à la sollicitude des institutions européennes et à leurs poches profondes dont elles se déclarent prêtes à répandre généreusement le contenu montre une méconnaissance totale de processus industriels issus d'initiatives largement privées et élaborés pragmatiquement et sur le long terme, mais aussi une tendance certaine à la condescendance. Et voir un Thierry Breton, malgré sa rare et incontestable compétence en ces matières, vanter l'Europe avec "la qualité et la robustesse de sa production électrique" en ces heures de black-out menaçant ne manque pas d'une certaine ironie.
Il n'a jamais existé d'industrie plus lourde que celle qui fabrique des microprocesseurs. Ses exigences, énormes, ne se limitent pas à lever des capitaux ; il lui faut aussi impérativement disposer d’infrastructures efficaces et de main d’œuvre qualifiée, mais aussi de ressources locales adaptées, d'eau en particulier, en bref de tout un environnement caractéristique des seuls pays les plus avancés. Que les institutions cessent de jouer les visionnaires ou les censeurs et se contentent, modestement, de répondre aux besoins des administrés, et tout le monde s'en portera mieux.