Les Français ont donc voté. Enfin, plus précisément, en supposant la consultation ouverte à tous les résidants métropolitains adultes, âgés de vingt ans et plus puisque telles sont les statistiques que l'INSEE fournit, en négligeant les doubles comptes sans doute d'autant plus fréquents que ce scrutin atypique se dispensait d'isoloirs aussi bien que de listes électorales, 4,1 % de la population a profité, entre le lundi 28 septembre et le samedi 3 octobre, de l'heure des courses ou d'un déplacement en mairie pour exprimer sa farouche opposition à l'intention gouvernementale de transformer la Poste en ordinaire société anonyme. Et on trouvera là une excellente occasion de faire un peu de sociologie électorale sauvage, en dépit de la minceur des informations mises à la disposition de l'observateur.

La forme, d'abord, n'est pas forcément aussi originale qu'il y paraît. Le terme de votation, cher au canton de Vaud et à ses marches, accolé à ce citoyen qui perturbe Jules, relève du tour de passe-passe, et permet de désigner sans ambiguïté ce que l'on ne veut pas appeler de son nom officiel, histoire de ne pas prêter le flanc à une critique qui relèverait la nullité d'un scrutin qui affirme ne pas en être un, histoire aussi, plus prosaïquement, pour les maires participant à l'opération d'échapper aux humeurs vengeresses de leur préfet de tutelle. Nul doute que, succès de l'opération aidant, l'appellation aura l'occasion de resservir. Ce sera bien, d'ailleurs, la seule innovation de la procédure. Car, malgré l'énorme effort que représente, pour le Parti Socialiste, le fait de créer un site web consacré à l'événement, on ne peut pas dire qu'en optant pour le Touche pas à ma poste et en recyclant un logo qui lui aussi rappelle quelque chose, il ait fait preuve d'une imagination débordante. Il en va de même pour le processus de mobilisation. On retrouve en effet une bien ancienne pratique caractéristique de la gauche dans son acception la plus large, celle de ces vastes coalitions provisoires d'entités de nature diverse rassemblées autour d'une revendication commune minimale ou, pour employer ce terme très significatif et de nouveau en usage ici, d'un appel. L'appel pour la Poste présente une propriété intéressante, bien que peu surprenante : de AC! à SUD, de la CGT à la CNT, de la Fondation Copernic à l'UNEF, ils sont tous là. Enfin, presque : il semble qu'une fois de plus Lutte Ouvrière n'ait pas jugé bon de se déplacer. Une telle liste de participants acquiert ainsi une utile valeur opératoire : selon celle-ci, CAP 21 est à gauche, pas le MoDEM.
Bien qu'extrêmement sommaire, le carte électorale de la votation apporte des données qu'il faudrait, idéalement, recouper à la fois avec les sources démographiques de l'INSEE et avec des résultats électoraux valides pour confirmer, au-delà de l'évidence de la prédominance des voix de gauche, l'ancrage plus rural qu'urbain des votants. On ne s'étonnera pas du très faible succès de la consultation en Alsace puisque, dans cette terre de droite, seulement 0,86 % de la population a jugé bon de se déplacer, ni, à l'inverse, des très bons scores du Languedoc-Roussillon et de Midi-Pyrénées. Mais le pourcentage de votants a atteint 1,93 % dans le Nord et 2,53 % en Île de France, contre 4,26 % en Bretagne et 5,45 % en Limousin, plus donc qu'en Poitou-Charentes avec ses 4,13 %. Malgré la regrettable absence de données fines, on perçoit donc bien une autre logique qui se superpose à celle des appartenances politiques, celle de la ruralité et de son corollaire, l'âge : en fait, la Poste, tu peux la toucher tant que tu veux, du moment que tu me laisses la jouissance exclusive du petit bureau de mon patelin. Une fois de plus la grande fiction, celle de l'égalité d'accès au service public au nom de laquelle on désavantage les plus nombreux, qui souvent sont aussi les plus pauvres, celle du maintien des droits acquis dont la Poste, qui ne recrute plus de fonctionnaires depuis des années et mélange, dans ses équipes, pour une même fonction, salariés sous statut public et vacataires à la journée, voire à l'heure, cette Poste championne de l'abus des CDD et de leur requalification en CDI, cette Poste qui a si bien compris comment s'adapter en douceur au changement, en organisant une inégalité absolue au sein de son personnel fondée sur le seul critère de la date de naissance, est en marche. Et pour rien.

Ce changement de statut que le gouvernement prépare, et dont on imagine qu'il se serait volontiers passé, s'explique en effet par cette déjà ancienne directive européenne qui a ouvert à la concurrence le marché des services postaux. Voilà longtemps que les sacs de la poste royale néerlandaise, si élégants avec leur jolie cocarde, si compacts, bien moins lourds que leurs informes équivalents français pleins à craquer et qui, d'ailleurs, craquent, bourrés de ces détestables imprimés qui n'avaient pas comme seul objectif la vente de tulipes par correspondance, sont apparus dans les bureaux. TNT Post, dont la maison mère est cotée à Amsterdam et dans laquelle l'État néerlandais n'a plus la moindre part, a désormais des années d'avance sur ses concurrents ; l'ouverture complète attendue pour 2011 du dernier monopole, celui des courriers de moins de 50 grammes, lui donnera, comme à d'autres, l'occasion de s'intéresser aux marchés rentables. Le service public s'occupera du reste, et il se débrouillera seul : que l'État français lui apporte alors des subsides et nul doute que, excité par ses concurrents, le dragon Neelie Kroes, défenseur acharné de la seule véritable idéologie européenne, celle de la concurrence totale et de l'intérêt du citoyen-consommateur et de lui seul, sortira de son antre, et lancera ses flammes. Mais c'est du long terme, cette notion sans importance pour les politiques ; c'est de la directive européenne, cette chose bien trop compliquée pour le pauvre intellect de nos électeurs. Offrons leur-donc ce qu'il attendent, le joli conte du gentil postier tout dévoué à leur service et parfaitement oublieux de ses propres intérêts, le beau rêve de cet univers enchanté délivré des soucis d'argent et de ce cauchemar de la rentabilité que l'on abandonnera sans regrets au monstre capitaliste, et souhaitons très fort qu'ils ne se réveillent pas.