La manifestation, assure MotoMag qui suit l'affaire de près, a connu un grand succès. S'agissant de la quinzième opération de l'année, elle faisait appel à des participants désormais expérimentés, même si les motards québecois conservent leur conception toute personnelle d'une opération escargot qui, se pratiquant exclusivement sur la file de droite des voies autoroutières, ne présente pour les automobilistes qu'une gêne modérée. Comme souvent dans les actions collectives, leur cible s'incarnait à la fois dans une personne physique, la Ministre des Transports Julie Boulet, et dans une personne morale, la Société de l'assurance automobile du Québec. Quant au contentieux, qui ne datait pas d'hier, il se révélait particulièrement lourd, mais aussi, pour un esprit européen, fort insolite, imposant donc un important effort de transposition. Ce terme d'assurance automobile se révèle en effet particulièrement trompeur : branche de l'appareil d'État, la SAAQ dispose de larges pouvoirs de police, prenant en charge la sécurité routière, délivrant immatriculations et permis de conduire, contrôlant les véhicules. Son rôle en matière d'assurance relève de la sécurité sociale, puisqu'elle indemnise uniquement les dommages corporels des victimes d'accidents de la route, sans tenir compte de leur responsabilité éventuelle dans les accidents en question, et laisse donc aux assurances privées le soin de couvrir les dommages matériels et le vol.
Et on commence à concevoir ce qu'un mécanisme de ce type peut avoir de pervers pour les motocyclistes. En France, en Allemagne et, très probablement, pour des raisons de fond trop longues à expliquer ici, dans tous les pays développés, ceux-ci ont comme point commun d'être la catégorie d'usagers individuels dont le taux de sinistres est le plus faible, dont la responsabilité dans les accidents dont ils sont victimes est le moins souvent engagée, mais dont le coût des dommages qu'ils subissent alors est le plus élevé. Il est, en d'autres termes, tentant de leur faire supporter, au travers du montant des primes d'assurances, ce coût. Et lorsque le système est un monopole public qui ne tient pas compte des responsabilités en cause, et interdit donc de se retourner vers l'assurance du fautif, la tentation devient irrésistible, d'autant qu'en frappant les motards on s'attaque à une catégorie numériquement faible, socialement marginale, difficilement compréhensible, et dans laquelle on croit trouver une proie facile. Autant dire que ce que l'on voit aujourd'hui au Québec invite à des rapprochements proprement fascinants.

Car, épisode par épisode, l'intrigue qui se joue là-bas reprend trait pour trait celle que l'on a connue ici voici exactement trente ans, avec la mise en place, sous l'égide du Délégué Interministériel à la Sécurité Routière, Christian Gérondeau, d'une politique prohibitionniste prenant argument du risque encouru en roulant à moto, et traçant des catégories arbitraires entre machines raisonnables et motos dangereuses, tandis que l'explosion des tarifs d'assurance reportait sur les motards le coût des accidents dont d'autres étaient responsables. L'ignorance des caractéristiques propres à ce groupe social dont on ne percevait pas, parce qu'on ne voulait avoir affaire qu'à des usagers de la route anonymes et indifférenciés, à quel point il était particulier, uni, et revendicateur, conduisit à cette considérable erreur d'appréciation qui marqua l'émergence du mouvement motard, et la défaite d'un Christian Gérondeau qui, débarqué de son poste après la victoire de la gauche en mai 1981, retrouva une position d'avenir aux Charbonnages de France. Cette histoire, qui est un peu celle de tous les mouvements motards réactifs, s'est reproduite à l'identique dans d'autres circonstances, en Grèce, au Luxembourg, en Italie et, tout récemment, en Suisse avec, presque à chaque fois, la défaite d'un appareil d'État qui perd la partie et se trouve contraint de modérer ses ambitions prohibitionnistes, mais gagne un adversaire résolu et organisé qu'il a lui même suscité.

Avec des immatriculations en hausse modérée et une accidentalité à la baisse, l'offensive de Julie Boulet et de la SAAQ ne semble pas relever d'une opportunité particulière, et ne paraît pas avoir d'autre objectif que d'équilibrer les comptes de la Société en surtaxant une catégorie dans laquelle, en raison de sa spécificité et de sa petite taille, on voit une proie facile. Elle s'appuie sur une justification ahurissante, qui consiste à transformer les victimes d'accidents en coupables, coupables du fait de ne pas être des automobilistes ; comme si, en somme, le seul fait de posséder des biens excitant la convoitise d'autrui justifiait que l'on vienne vous les voler. Cette idée, au demeurant, est défendue par certains : il paraît bien surprenant d'en trouver une modulation dans la tête de libéraux. Cette politique motophobe constitue alors un formidable révélateur du caractère autiste de cet appareil d'État qui, aux antipodes du plus élémentaire fonctionnement démocratique, ne conçoit simplement pas que l'on puisse seulement songer à lui résister, ne voit absolument pas en quoi une hausse de 346 % sur quatre ans puisse poser problème, et se montre parfaitement incapable d'apprendre des erreurs analogues commises par ses homologues français ou suisse. Comme avec la FFMC voilà trente ans, les organisations éparses de défense de la moto québecoises se réunissent en un Front Commun, conduisent une campagne de manifestations qui ne peut que s'intensifier, construisent un répertoire d'action qui retrouve des pratiques connues et efficaces, s'invitant par exemple au congrès du Parti Libéral. Le pouvoir, sans doute, jouera la montre, attendant qu'avec la saison hivernale les bécanes ne rentrent au garage. Les contestataires ont prévu de passer l'hiver au chaud, manifestant en voiture, et l'on ne prend guère de risque à supposer qu'on les reverra au printemps. Quant à ce libéralisme, il montre bien comment, à l'image de celui que certains prêtent encore à Nicolas Sarkozy, il n'exprime rien d'autre que cet autoritarisme et cette toute-puissance de la haute fonction publique si caractéristiques de ce que fut l'État-RPR.