En ces temps où la peur d'un sombre et sordide avenir défait chaque jour un peu plus les espoirs des cœurs vaillants, voilà qu'apparaissent soudainement des richesses d'une ampleur qui confine à l'obscénité mais qui, jusque là, dormaient tranquillement dans les armoires des administrations publiques. C'est du moins ce dont rêve Neelie Kroes. Saluant l'apparition du site national data.gouv.fr, innovation - transparence - ouverture, la vice-présidente de la Commission en charge d'un avenir nécessairement numérique détaille à l'occasion une basse-cour toute entière peuplée de poules aux œufs d'or, et dont la valeur se compte en dizaine de milliards d'euros. Un tel enthousiasme mérite sans doute bien meilleur sort qu'une acerbe critique ; pourtant, au-delà des faits qui, pour l'heure, se limitent à une déclaration de bonnes intentions, on peut se demander ce qu'une telle initiative change, et pour qui. Or, les premières collections de données mises en ligne sur le site gouvernemental recèlent bien d'autres informations que leur simple contenu, et ouvrent des perspectives du plus haut intérêt, portant non pas sur les données elles-même, mais sur la manière dont elles sont présentées au public, et sur la signification des divers choix qui, ainsi, sont faits.

Puisqu'il importe avant tout de tenir par la main le visiteur s'aventurant pour la première fois dans cette jungle virtuelle, on trouve sur la page d'accueil du site deux jeux de classements remarquablement significatifs. Il s'agit d'abord, exactement comme chez Google, ou sur YouTube, de penser le visiteur comme un imbécile incapable de savoir ce qu'il veut, et ouvert par la-même à toute suggestion. Deux entités viennent alors à son secours : l’État, et la vox populi. D'une façon tellement caricaturale qu'on se demande s'il ne faut pas voir là un clin d’œil au sociologue, la puissance publique montre, dans la liste de données qu'elle conseille, l'ordre de ses priorités tel qu'il est validé par la noblesse d’État. Pour commencer, les finances : le Budget 2011, que tout le monde sait depuis longtemps où trouver, le projet 2012, et les bénéficiaires du plan de relance pour 2009 soit, en gros, ce qu'on a comme sous, et comment on les utilise. Ensuite, on trouvera un bref catalogue de préoccupations, où il s'agit moins de répondre aux inquiétudes du citoyen puisque, par exemple, il n'est pas question de chômage, que de lui prouver, chiffres à l'appui, l'efficacité de l'action publique, en matière de qualité de l'air, de sécurité routière, d'accès à la justice, ou de dépenses de santé. Pour finir, un petit hommage à la France éternelle, celle de la culture et de la nourriture, des musées et des AOC. Le rang des ministères qui diffusent ces données, finances tout d'abord, puis environnement, intérieur, justice, santé, agriculture, culture vaut comme un indicateur de préséance, mais produit aussi une liste des exclus, éducation et défense en premier lieu, lesquels, sans que l'on puisse songer à mal, comptabilisent par ailleurs les plus gros bataillons d'emplois publics.
Bizarrement, ces oubliés se retrouvent au premier rang lorsque l'on s'intéresse à l'autre liste, celle des recherches les plus courantes. Si les résultats électoraux témoignent sans doute des fréquentes visites sur le site gouvernemental des étudiants en sciences politiques, le reste correspond bien plus étroitement à ce que l'on croit savoir des intérêts des gens : quels sont les effectifs de la fonction publique ? Où trouver le meilleur lycée ? Dans quelles collectivités locales les impôts sont-ils les plus élevés ? Quelles sont les adresses des services publics ? Le caractère strictement pragmatique de ces requêtes donne peut-être raison à Neelie Kroes ; on voit bien, en effet, quel profit en tirer, en fournissant au public cartes, sélections, classements. On voit aussi à quel point la transparence et l'ouverture se dissolvent dans la banalité, puisque les classements en question appartiennent depuis longtemps au fonds de commerce des hebdomadaires d'information générale.

Le principal intérêt de data.gouv.fr se situe peut-être dans son pied de page, rempli de liens vers des initiatives similaires conduites par d'autres États, dans lesquels figurent des pays que l'on n'attendait pas, comme l'Arabie Séoudite ou la Moldavie. Car, pour le reste, le spécialiste ne s'y retrouve guère. Les statistiques de sécurité routière pour l'année 2010 se présentent sous la forme d'un unique et fort malcommode fichier .xls ; ce "document de travail de l'ONISR" n'apporte par définition rien de plus que les habituelles publications que l'Office de sécurité routière met depuis bien longtemps à la disposition du public, et qui, elles, en plus de la sèche comptabilité des victimes et des occurrences au cours desquelles elles le sont devenues, offre des perspectives historiques, des évolutions, des comparaisons, des commentaires autrement plus utiles.

On voit bien, évidemment, venir le contre-argument. Data.gouv.fr a comme ambition de mettre à la disposition de tous, en un seul lieu, les collections de données publiques pour l'heure éparpillées dans chaque administration et, donc, puisqu'une adresse unique permettra de tout avoir sous les yeux, de supprimer la nécessité de faire appel au spécialiste qui, lui, sait déjà dans quelle obscure base de données, et à l'aide de quelle requête ésotérique, accéder à la caverne aux trésors. Mais, bien sûr, cette facilité n'est que tromperie, et pour plusieurs raisons. L'exemple des statistiques de sécurité routière montre d'abord que, sans mode d'emploi, ces informations restent inutilisables ; or, connaître ce mode d'emploi définit précisément une propriété qui n’appartient qu'au chercheur. Plus encore, la facilité d'accès recèle l'illusion de la connaissance, et ouvrira la porte aux analyses les plus fantaisistes et aux interprétations les plus fausses, lesquelles pourront malgré tout prétendre à la pertinence, puisqu’elles s'appuient sur des données de qualité. Enfin, et plus encore, ouverture et transparence relèvent de ces promesses qui n'engagent que ceux qui les croient et, comme dans La lettre volée, il n'existe pas de meilleur endroit pour cacher ce que l'on souhaite que le public ignore que ces catalogues qui ont vocation à s'étendre à l'infini.
Il n'y a, en fait, rien de neuf dans cette initiative. On reste bien loin du Freedom of information act britannique, qui fait obligation aux administrations de répondre aux requêtes des citoyens, et de justifier précisément un éventuel refus, lequel sera toujours susceptible d'un appel. Sauf exception, en France, les archives administratives sont accessibles aussitôt qu'elles cessent d'être d'utilisation courante pour leur producteur. Mais la pratique consiste, en fait, à faire de l'exception la règle, et à cacher ainsi pour une durée minimale de trente ans ce qui devrait être immédiatement disponible. Versant en 2006 aux Archives Nationales une énorme quantité de données, le ministère de l'Intérieur a pris soin de placer dans un même carton, couvrant la période 1983-1999, les actions de la FFMC, et les activités de gangs de motards dont on apprend par là l'existence : pour le chercheur, le contenu de ce carton, quand bien même ce qu'il contient relève pour l'essentiel de la plus ordinaire légalité, ne sera pas accessible avant 2059. Aussi, on comprendra qu'une telle expérience n'incite pas à accorder une aveugle confiance aux protestations de transparence d'un État qui s'attache aujourd'hui encore à faire la démonstration du contraire.