Les orques sont-ils des êtres humains comme les autres ? Il fallait bien un juge fédéral pour répondre à une question aussi vitale, et constater que, effet sans doute d'une invraisemblable étroitesse d'esprit, la constitution américaine ne prévoyait pas d'étendre aux animaux l'interdiction de l'esclavage. Les propriétaires de zoo marins, au demeurant, auraient tort de croire qu'ils peuvent s'en tirer à si bon compte, puisque l'offensive des porte-parole du mal-être animal ne connaît pas de frontières, et s'est dernièrement manifestée aux Pays-Bas. De sa plus belle plume, et jugeant la nouvelle d'importance suffisamment planétaire pour, fait rare, traduire sa missive en anglais, Henk Bleker, ministre de l'agriculture, a écrit à la présidente du parlement pour lui expliquer à quel point il était désolé de devoir refuser aux associations qui en avaient fait la demande la remise en liberté de Morgan l'orque, alors séquestré au Dolfinarium de Harderwijk.
On pourrait, évidemment, régler l'affaire d'un haussement d'épaules. Ou, en creusant un peu, s'intéresser à ces activistes qui, par delà des frontières infranchissables, communiquent avec les animaux au point de connaître leurs pensées : on constaterait alors que leur extraordinaire don reste bien sélectif, et que leur amour immodéré pour les bêtes noires et blanches s'accompagne de la plus profonde indifférence à l'égard de celles qui, à l'image de la charmante rosalia, ont le malheur de n'être ni grosses, ni mammifères.

Mais ces revendications illustrent des questions intéressantes, qui portent sur les intérêts qui les sous-tendent, mais aussi sur la tactique employée, tactique que l'on rencontrera de manière systématique dès lors que l'on s'intéresse à l'activisme écologiste, par exemple dans la question déjà brièvement évoquée des barrages de la Sélune. Deux ouvrages vieux de trois quarts de siècle doivent en effet être démolis sur cette petite rivière de la Manche, selon des modalités précisées dans cet article des Échos. Conduisant à préférer les saumons aux humains, et à supprimer une source d'électricité renouvelable, si modeste soit son amplitude, afin que les premiers retrouvent la rivière dans son état supposé, ou présenté comme, naturel, l'opération suscite quelques oppositions au niveau local. Première du genre, elle se heurte aussi à nombre de difficultés techniques, et d'incertitudes financières et environnementales. Mais ce caractère pionnier ne découle pas de propriétés particulières, mais d'un simple hasard du calendrier puisque, les concessions de ces barrages venant à échéance, la remise en cause de leur existence devenait possible. L'objectif, en d'autres termes, n'est modeste qu'en apparence, et l'on ne peut manquer de faire le lien avec une autre revendication du même ordre, mais de bien plus grande échelle.
Car demander la fermeture de Fessenheim parce qu'elle est la plus vieille centrale nucléaire d'EDF obéit à une stratégie similaire et aussi élémentaire qu'efficace, au moins auprès du grand public. Elle permet de présenter une requête d'une ampleur limitée, très éloignée de revendications plus globales et bien plus radicales, lesquelles réclament l'abandon définitif de l'électronucléaire, et donc de paraître, auprès du grand allié politique, comme un partenaire raisonnable et ouvert au compromis. Sauf que l'ancienneté de Fessenheim la rend unique seulement parce que nombre d'autres réacteurs, appartenant à la première génération, tels ceux qui utilisaient la technologie graphite-gaz, ou Brennilis, seul exemple national de la filière à eau lourde, ont déjà été retirés du service, et sont en cours de démantèlement. À l'inverse, Fessenheim, première d'une longue lignée qui fait l'homogénéité du parc français, abrite les premiers des 58 réacteurs de la seconde génération, ces centrales à eau sous pression aujourd'hui toutes en service et, sans doute, encore pour longtemps : décider, à titre de modeste concession à un allié turbulent, sa fermeture anticipée revient à légitimer toutes celles qui suivront, dès lors que leurs réacteurs atteindront le même âge.

Ainsi fonctionne cet activisme, en visant le très long terme, en présentant des requêtes stupéfiantes dont il sait très bien qu'elles seront refusées avec comme seul objectif de les voir, comme disent les politistes, inscrites à l'agenda, en exploitant, un pas plus loin, la plus mince opportunité offerte par la situation politique ou juridique pour s'y installer et créer un précédent, en produisant en somme tout un lent travail d'érosion grâce auquel la falaise finira bien par tomber. Ce qui pose la question de savoir pour qui et au nom de quoi travaillent ces activistes, question à laquelle le dernier numéro de Vingtième Siècle, dans lequel on trouve des contributions relatant le parcours des environnementalistes depuis le milieu du XIXème siècle, apporte des réponses utiles. On y voit notamment s'affronter deux conceptions irréconciliables de la protection de la nature, avec, pour citer Charles-François Mathis, d'un côté la préservation, qui milite pour une nature vierge exempte de toute présence humaine, et de l'autre la conservation, adepte de la gestion raisonnable des ressources. Sans doute la seconde acception rencontrera-t-elle l'écho le plus favorable, et l'assentiment le plus répandu. Pourtant, les défenseurs de la libre circulation des orques et des saumons, qui envisagent pour les animaux et les hommes des destins radicalement disjoints, appartiennent incontestablement à la première espèce. Et derrière l'exhibition des célébrités prêtes à se sacrifier pour une bonne cause, du moment qu'elle fait parler d'elles, derrière les intérêts très concrets et déjà analysés de ces catégories sociales qui parviennent encore à faire financer leurs loisirs privés par la puissance publique, se profile une conception encore confidentielle et d'un relativisme radical, mais qui travaille sans relâche à sa légitimation, et à cause de laquelle, faute de prudence et d'attention, il se pourrait que la lutte immémoriale entre orques et humains se résolve au profit des premiers.