Capitale la plus densément peuplée d'Europe, Paris étouffe derrière ses frontières. Et pourtant, on y construit sans cesse, sur les parkings, les fourrières et les voies ferrées, par dessus les entrepôts et, même, dans des hauteurs autrefois interdites. Insatiable, la métropole étend ses tentacules et profite, aux Lilas, de la couverture du périphérique pour déborder au-delà de la zone, cette barrière autrefois fortifiée qui aura tenu plus d'un siècle. Certes, le terrain n'y est pas vierge, et souvent déjà très peuplé : mais, au nord, la plaine Saint-Denis offre, entre la Seine à l'ouest et le canal Saint-Denis à l'est, un vaste territoire autrefois garni de gazomètres et de dépôts pétroliers, aujourd'hui composé d'entrepôts et de terrains vagues, zones déshéritées, si loin de dieu et bien trop près de Bertrand Delanoë. L'encombrant voisin, et la loi de 1999, ont incité les élus à former ici l'une de ces communautés d'agglomération, structures règlementairement chargées d'assurer à la place des municipalités un certain nombre de tâches, l'urbanisme en particulier. Et la façon dont celle-ci s'y prend n'est pas sans intérêt, puisque, en fait, les décisions restent du ressort des maires, et les politiques mises en œuvre reproduisent dans les moindres détail le modèle parisien. Et l'application la plus rigoureuse de ces principes se retrouve sans doute dans la plus étrange commune de la métropole, l'île Saint Denis.

Ce serpent fluvial s'allonge sur plus de six kilomètres, alors que sa largeur ne dépasse jamais 300 mètres ; cet espace à peu près inhabitable reste logiquement presque vide, ne comprenant que deux îlots de peuplement, à proximité des ponts qui relient la Seine Saint-Denis aux Hauts de Seine. Le reste se compose d'entrepôts et de friches, dispose d'un remarquable ensemble sportif et, tout au nord, d'un parc départemental. Du seul côté est, une unique rue étroite relie les divers morceaux. Comparée à ses voisines, la commune est à la fois minuscule et très peu peuplée et, en conséquence, fort peu dense. En d'autres termes, elle dispose de réserves foncières à reconquérir, dont, grâce à l'éco-quartier fluvial, elle compte bien exploiter chaque mètre carré. Les mille logements prévus augmenteront ainsi de 25 % la population communale ; pourtant, le quartier ne comprendra aucune rue nouvelle. Dans ce ghetto écolo, les habitants seront priés de se déplacer à pied ou à vélo ; une passerelle leur permettra toutefois de rejoindre la terre ferme, et la station de métro du carrefour Pleyel, un kilomètre plus loin. D'ailleurs, ils n'auront guère besoin d'aller voir ailleurs : 55 000 m² de bureaux fourniront les emplois qui, par magie, correspondront exactement au nombre, aux besoins et aux qualifications des nouveaux habitants. Juste en face, sur la rive ouest, au pied de l'échangeur de l'A86, un immense temple de la consommation s'élèvera bientôt, narguant de ses néons les consommateurs responsables. Inquiets pour leur vertu, les concepteurs de l'éco-quartier ont bien pris soin de ne prévoir aucune liaison avec ce lieu de perdition.
Ce souci d'une vertu obligatoire se retrouve tout près, à Saint-Ouen, municipalité qui, bien que partageant situation spatiale et appartenance politique avec Plaine Commune, ne fait pas partie de la communauté. Mitoyen de l'île, l'éco-quartier des Docks dispose de bien plus d'espace, mais aussi d'une voirie et d'un réseau de transports bien plus développés, et mieux intégrés. Le nouveau quartier accueillera 10 000 habitants, soit 20 % de population en plus et, par l'effet de la même magie, précisément autant d'emplois nouveaux. On ne s'y déplacera pas en voiture, puisqu'il est prévu que la circulation baisse de 8 %, alors que la marche à pied augmentera un peu, de 5 %. Mais la pratique du vélo, quant à elle, sera multipliée par cinq ; une bizarre pudeur empêche visiblement les aménageurs de préciser qu'il envisagent donc pour cet usage une hausse de 500 %.

Dans leurs travaux sur les intercommunalités, Fabien Desage et David Guéranger expliquent le succès de ces nouvelles structures moins par la force de la loi qui, à partir d'un certain seuil, les rend obligatoires, que par un arrangement politique, et une rétrocession aux municipalités des pouvoirs théoriquement mis en commun au sein de la structure intercommunale. Caché dans les interstices de la moderne carte du tendre de Plaine Commune, laquelle décrit des parcours tout autant imaginaires, parmi lesquels on distinguera ce magnifique axe du savoir grâce auquel l'esprit soufflera entre des établissements d'enseignement supérieur qui n'entretiennent pour l'heure d'autre relation que, le cas échéant, de concurrence, chaque commune joue sa partition propre, telle la voisine des Hauts de Seine, Clichy la Garenne, avec ses géants qui affronteront directement Paris, et ses grandioses perspectives de long terme.
Décalquant servilement l'urbanisme de Bertrand Delanoë, la banlieue nord multiplie les apories. En éloignant les entrepôts, les dépôts ferroviaires, les garages et les fourrières, comme autrefois les abattoirs ou les marchés de gros, on rend la ville plus dépendante d'une logistique routière dont la portée augmente, et on contraint les habitants à aller s'approvisionner au loin. En interdisant l'usage de l'automobile, en postulant sans aucun fondement qu'il suffise de construire des bureaux et des ateliers pour que des emplois adéquats accompagnent l'installation des nouveaux habitants, en comptant sur une croissance économique aussi illusoire que décriée pour remplir ces hectares de bureaux, en fabricant ces petits quartiers autonomes où chacun est supposé trouver tout le nécessaire à portée de main, les aménageurs de la banlieue prennent autant de paris risqués. Les planificateurs de l'époque gaullienne disposaient d'un pouvoir inébranlable, d'une capacité d'action sans équivalent et de toutes les ressources techniques et intellectuelles des grands corps, le tout mis en œuvre dans une société en pleine croissance : nombre d'échecs, pourtant, ont accompagné les réussites. Le plan, aujourd'hui, avec son langage technocratique nouveau genre, ne sert plus à satisfaire des besoins, mais à inscrire dans l'espace les stratégies personnelles, électorales, autoritaires et clientélistes d'élus qui, chacun dans leur royaume, avec la puissance dont ils sont désormais pourvus, reproduisent un modèle unique. Et il n'est pas dit que la certitude absolue que l'avenir sera vert, et qu'il aura eu, dans vingt ans, la bonne idée de s'écrire exactement comme on le projetait permette de se passer des seules vertus indispensables, la prudence, le pragmatisme et, même, la modestie.