aveuglement
La très orwellienne semaine européenne de la mobilité, où l'on fête tous les moyens de se déplacer de la façon la moins efficace possible vient donc, dans l'indifférence générale, de s'achever. Il s'agit, en fait, d'un de ces rituels durant lesquels, comme avec la Journée de la femme, comme dans Heute Nacht oder nie de Daniel Schmid où, pendant une soirée seulement, maîtres et domestiques échangent leur rôles, de jouer, une fois par an et durant un bref moment, au monde tel qu'on ne voudrait surtout pas qu'il soit. Elle a connu de grands moments comiques, comme à Bruxelles avec la journée sans voitures dans la ville la plus embouteillée d'Europe, ce royaume où les automobilistes ne dédaignent pas, à l'occasion, la chasse au cycliste ou au piéton, et où rien n'enraye le développement du trafic. Elle conduit aussi à s'interroger, au delà de la gesticulation bien pensante avec son cortège d'actions de sensibilisation infantilisantes et d'animations de grande surface qui accompagnent désormais toute politique publique lorsqu'elle cherche à produire des effets sur le plus grand nombre, et qui offre l'avantage accessoire de fournir quelques maigres subsides aux diplômés de sciences humaines, sur la pertinence de la politique en question, et l'efficience des effets en cause.
La semaine de la mobilité n'est en effet qu'un petit rouage d'une vaste machinerie, celle de la transition écologique qui doit voir l'avènement d'une société avare de ces ressources naturelles qui se font de plus en plus rares et, accessoirement, débarrassée d'un certain nombre de poisons plus ou moins fictifs. Et si l'on peut s'accorder sur la pertinence de cette nécessité, et se disputer sur le calendrier à suivre, il faut s'interroger sur les moyens mis en œuvre, la question des déplacements dans les grandes agglomérations constituant un cas d'école. Pour cela, on peut s'appuyer sur les premiers résultats de l'EGT 2010, une étude décennale consacrée aux déplacements des habitants de l'Île de France, disponible sur le site de la DRIEA. Il s'agit, évidemment, d'un cas d'espèce, mais d'un genre fort intéressant puisque, dans son état naturel, la métropole parisienne cumule des handicaps difficilement compensés par la densité lacunaire de son réseau de transports en commun, et que le centre de l'agglomération se distingue par une impitoyable chasse aux voitures ouverte depuis dix ans, qui la pose en modèle des choix opérés pour inscrire dans les faits cette transition écologique.
Cette voiture, nous dit l'EGT, satisfait encore 45 % des déplacements des actifs, et constitue de loin le moyen de transport le plus employé, et l'est d'autant plus lorsque l'on s'éloigne du Paris des Parisiennes et des Parisiens pour se rapprocher de la périphérie. Les limites, en distance parcourue et en capacités physiques requises, du vélo, les lacunes irrémédiables du réseau de transports en commun, les faibles chances de voir surgir un pouvoir autoritaire qui raserait la grande banlieue pour densifier un centre surchargé, entraînent une conclusion fatale : disposer d'un outil de déplacement individuel et convenablement motorisé restera, pour ceux dont la portée des déplacements dépasse cinq kilomètres, définitivement indispensable.
Pour relever ce défi, on sait que l'État a choisi pour eux le véhicule que les citoyens devront acheter, la voiture électrique, et que ce choix s'accompagne, par pure routine, de substantielles incitations fiscales. Il faut croire que cela ne suffit pas puisque les avis de tempête sur le secteur se succèdent avec la même fréquence que les dépôts de bilan des constructeurs de panneaux photovoltaïques. Sans doute n'a-t-on pas attaqué le problème par le bon bout. En matière d'énergie utilisable pour les déplacements, l'avenir, plus ou moins lointain, très probablement, sera à la pénurie. Le prix des carburants, tendanciellement, va devenir prohibitif. Il faudrait, pour aider au développement des véhicules électriques, inventer un couple électrochimique délivrant deux fois plus de puissance, pesant deux fois moins, coûtant quatre fois moins que la meilleure solution actuelle, et n'ayant pas recours à des ressources rares comme le lithium : en attendant, le coût du stockage de l'électricité reste prohibitif. Au lieu de poursuivre la tradition de la voiture et de gaspiller une énergie rare pour déplacer un cube de tôle, il faut donc concevoir des véhicules offrant aux banlieusards les outils dont ils ont besoin à un coût qu'ils peuvent assumer. Bien sûr, ces véhicules dont Jean-Marc Ayrault rêve pour dans dix ans existent depuis bien longtemps, par exemple l'antique GN 125 de Frédéric, par ailleurs, pour ceux qui connaissent la dimension du personnage, une bien brave bête. On peut lui préférer un de ses équivalents plus contemporains, ou un tricycle, ou encore le quadricycle électrique Renault, seul du genre, et seul conçu précisément dans cette optique d'économie. Adopter un véhicule économe implique des arbitrages tout à fait supportables, renoncer à un peu de confort et parfois à un peu de sécurité, et les citoyens convertis se comptent par centaines de milliers : l'État, pourtant, refuse de les voir. L'EGT 2010, en tête de chapitre, se félicite d'une croissance des déplacements en transports en commun estimée à 21 % entre 2001 et 2010 ; il faut aller bien plus bas dans le texte pour apprendre que, sur la même période, l'usage du deux-roues motorisé a augmenté de 34 %.
La nécessité ne fait pas forcément loi. L'État, dans un autre secteur de la production d'énergie, en refusant de quantifier les réserves d'hydrocarbures non conventionnels, en privilégiant le chauffage au gaz contre l'électrique-nucléaire, en poursuivant une politique de contrôle des prix déjà sanctionnée par le Conseil d'État tout en houspillant des distributeurs de gaz sommés de renégocier leurs accords d'approvisionnement, démontre son incapacité à arbitrer, sa totale incohérence, sa soumission à des impératifs démagogiques et immédiats. Tenir compte d'une probable et progressive pénurie d'énergie implique de mettre en place des solutions pragmatiques et délestées des emballements idéologiques, des expérimentations hasardeuses et des foucades d'un instant, solutions qui répondront aux besoins tout en modifiant aussi peu que possible les comportements, les deux conditions indispensables au succès. L'inverse, en somme, de la politique que l'on voit se mettre en place ; inefficace et incohérente, celle-ci restera donc sans effets positifs. Il faudra alors se débrouiller autrement, sans, et parfois contre, l'État. L'adaptation aura lieu, la seule question intéressante étant de savoir quel sera son coût global, et celui qui aurait pu être évité.
Commentaires
J'attendais ce billet pour signaler un fait intéressant : France-Mobilité-Electrique, qui fait de la pub pour les véhicules électriques, présente les gammes de véhicules électriques :
http://france-mobilite-electrique.o...
On remarque un gros absent : pas une seule moto électrique. C'est comme si elles n'existaient pas.
En Europe les deux roues représentent 2% du trafic et 16% des accidents. Vous confirmez ?
http://www.greencarcongress.com/201...
Pour répondre à cette question, il faudrait écrire une thèse : ça ne saurait mieux tomber, c'est précisément mon cas.
Cette formule, qui a une histoire sur laquelle je reviendrai, pose deux problèmes distincts : la validité des données employées, et les intentions de ceux qui l'utilisent.
En matière d'accidents de la route, les comparaisons statistiques entre types d'usagers portent sur la part dans le trafic, qu'on calcule en multipliant le parc d'une catégorie de véhicules par le kilométrage moyen parcouru, et sur le nombre de morts. Intuitivement, on aurait déjà tendance à penser que le second est mieux connu que le premier mais c'est même pas vrai. La simple distinction entre cyclomoteurs et motocycles, d'une précision déjà insuffisante, est loin d'être universelle. En plus, comme je l'ai écrit en passant à la fin de ce billet, il est aujourd'hui impossible de connaître, au moins dans les statistiques publiées, le nombre de motocyclistes tués en Grande-Bretagne, laquelle n'est pas un pays mineur. Ne parlons pas du fourre-tout de la catégorie L, citée dans la dépêche, qui va du cyclomoteur au quad, majoritairement homologué comme engin agricole. En somme, pour prendre une comparaison accessible aux automobilistes, on regroupe dans une catégorie uniforme les voiturettes sans permis, les automobiles, les tracteurs, voire certains véhicules spéciaux.
L'autre terme du calcul porte sur le parc, et le kilométrage. Or, le parc de véhicules, quand il est calculé, l'est dans chaque pays de façon différente, et le kilométrage est assez bien connu seulement dans ceux qui procèdent au contrôle périodique des véhicules. En France, aujourd'hui sans doute le deuxième utilisateur de motocycles après l'Italie, l’État n'a jamais compté les motos, se contentant de publier l'estimation d’une chambre syndicale qui n'existe plus depuis 2005, et ne pratique pas le contrôle technique. Et l'écart n'est pas marginal : les derniers chiffres officiels fournis par le mémento statistique des transports datent donc de 2005, et recensent 1 177 000 motocycles. Les compagnies d'assurance, elles, en assuraient en 2010 2 862 000. En d'autres termes, il existe une seule façon, pas juste rigoureuse, mais simplement intellectuellement honnête de présenter l'accidentalité des motocyclistes au niveau européen : on ne sait ni combien ils sont, ni quelle est leur part dans le trafic, ni même combien sont tués.
Le faire, et le faire de cette façon-là, en reprenant une vieille formule de la sécurité routière française, revient donc à choisir un camp, celui d'une tendance prohibitionniste représentée par exemple par l'European Transport Safety Council, en créant un problème motard spécifique, essentialiste, différent de celui des usagers vulnérables en général, dont les motocyclistes sont simplement la partie la plus exposée au risque.