En vertu du monopole qu'ils étaient en mesure d'exercer sur l'utilisation d'une ressource rare et non substituable, les fréquences hertziennes, les gouvernants ont pu, sur le sol national, pendant très longtemps, contrôler le développement de la télévision. Réagissant chaque fois qu'une nouveauté technique, ou une pression économique et sociale, rendait un élargissement de l'offre physiquement possible, et politiquement souhaitable, ils ont mis en œuvre une politique malthusienne qui a réussi, et sans doute au-delà de leurs espérances, à restreindre drastiquement le nombre comme la diversité des diffuseurs admis à proposer leurs programmes au public le plus large, celui qui passe ses journées devant les écrans télé. Ainsi l'invention de Canal+, la chaîne du football et du cinéma californien, a-t-elle permis de faire coup double, en stérilisant un réseau hertzien tout en asséchant les financements qui auraient permis, comme en Allemagne, le développement du câble. La privatisation de TF1 a inauguré une concurrence déloyale dans l'accès aux ressources publicitaires, grâce à laquelle il n'existe en France, aujourd'hui encore, avec M6, qu'une seule chaîne privée au sens commun du terme. Les principales fréquences de la TNT, après un léger flottement au départ, sont désormais toutes exploitées par des filiales des diffuseurs nationaux, publics ou privés, dont le plus jeune a vu le jour voilà vingt-cinq ans.
En limitant ainsi très étroitement le nombre des élus, le pouvoir a créé un vaste chenil de clients et d'obligés, d'autant plus déterminés à garder sévèrement leurs niches que le douillet confort de celles-ci dépend exclusivement des capacités de leur maître à maintenir un dispositif règlementaire protecteur, faute duquel ils se retrouveraient dans l'heure abandonnés aux vents contraires de l'économie normale, celle de la libre concurrence. Or il se trouve que, par une facétie du destin, les mêmes politiques en cherchant, pour faire moderne, à fournir à tous les foyers un accès de très haut débit aux merveilles du monde de l'Internet, éliminent la seule justification incontestable à leur politique malthusienne, la pénurie physique caractéristique du partage des ressources hertziennes. Aussi, face au danger, les plaidoyers prolifèrent-ils, le dernier en date se voyant accordé, en cette veille de festival de Cannes, une pleine page dans l'édition du weekend du quotidien du soir.

Écrit par un réalisateur s'exprimant ici en tant que lobbyiste, il fait preuve d’une belle inventivité stratégique, puisque l'auteur commence par attaquer son propre camp auquel il reproche avec pertinence d'avoir délaissé son public, renonçant à la rémunération ordinaire du spectacle, les entrées en salle, au profit des recettes variées, abondantes et garanties que lui offrent les multiples dispositifs de soutien à la production. Le cinéma français, en conséquence, se satisfait pleinement des nourritures que lui dispense son maître télévision, et l'alimente en retour de ces téléfilms anodins et indolores dont la répétitive médiocrité trompe de moins en moins de monde, et commence à mécontenter les télédiffuseurs. La séquence d’autocritique inaugurale achevée, on aborde la lancinante question de fond : comment trouver encore plus de sous. La réponse coule de source : élargir la base des contributeurs, en faisant ratifier le principe selon lequel Internet, c'est de la télé, donc que les fournisseurs d'accès sont des diffuseurs comme les autres, et qu'ils doivent de ce fait, comme les autres, participer.

L'idée n'est pas neuve, et Samuel a souvent eu l'occasion de dire tout le bien qu'il en pense. Pourtant, il n'est pas inutile de se demander sur quels arguments une telle prétention peut bien s'appuyer. Techniquement comme économiquement, Internet relève aujourd'hui du domaine privé : les investissements dans le réseau sont le fait de sociétés privées qui, bien ou mal, adaptent sa capacité à leurs besoins. Les contraintes qui pèsent sur cette ressource qui ne regarde en aucune façon l’État, en d'autres termes, ne sont plus physiques, et relèvent uniquement de l'économie de marché. Et les acteurs qui y agissent dans le respect des lois peuvent s'y comporter comme bon leur semble. Ils peuvent, par exemple, diffuser gratuitement, au prix de quelques encarts publicitaires, les programmes télévisés dont ils possèdent les droits mais que, malgré l’admirable diversité de canaux offerts aux téléspectateurs, ils ont perdu l'espoir d'exploiter autrement, tandis que la contrainte du marché illégal leur impose d'agir. D'autres, pendant ce temps là, travaillent discrètement à la construction d'un système alternatif, grâce auquel le financement des contenus numériques sera directement recueilli auprès de leurs utilisateurs. Bien sûr, on n'attend pas de ce circuit une subversion de l'ancien monde. Mais il possède quelques propriétés remarquables. Il montre d'abord à quel point ce public supposé comblé par les professionnels du spectacle télévisé et cinématographique l'est tellement peu qu'il décide de faire à leur place une partie fondamentale de leur travail, celui qui permet à leurs programmes d'exister. Il prouve ensuite que, en dépit de la modestie des sommes investies, un tel système peut prospérer en se dispensant de tout mode de financement règlementé, et donc de toute dépendance aux puissants, et de tout clientélisme. À ce titre, il montre une fois de plus à quel point Internet reste avant tout un inégalable accumulateur de libertés, qu'il s'agisse de celle de s'exprimer, ou de celle de choisir ce que l'on souhaite regarder en jugeant de l'opportunité d'y consacrer les sommes que l'on désire. Habitués qu'ils sont à attendre que la nourriture tombe du ciel, les pensionnaires du chenil, unis avec leurs maîtres dans une commune tentative d'imposer un contrôle qui ne peut réussir qu'en mettant radicalement en cause quelques libertés parmi les plus fondamentales, risquent de rencontrer bien des difficultés, et d'avoir besoin de bien d'autre ressources que leur habituelle inventivité règlementaire pour parvenir à leurs fins.