Ce n'est pas le moindre des paradoxes dans la vie politique longue et complexe d'Edgard Faure, ce politicien de la Vème République qui incarnait si bien le notable version IIIème, que d'avoir, lui qui fut le premier Ministre de l'Education de l'après mai 68, autorisé la création de deux universités parisiennes si dissemblables, qui n'avaient d'autre point commun que leur égale singularité, et qui, quarante ans plus tard, occupent sur l'axe des établissements universitaires des positions diamétralement opposées : Paris VIII, expulsée en 1980 de ses locaux provisoires installés sur des terrains militaires dans le bois de Vincennes pour se retrouver exilée à Saint Denis, entre Lénine et Stalingrad, au pied d'un échangeur, et Paris IX, profitant toujours des locaux libérés par l'OTAN porte Dauphine, et n'ayant sans doute pas à craindre que le retour de la France au sein des instances de décision de l'alliance atlantique la contraigne à laisser la place. Paris IX, dont la réussite exemplaire remplissait un page entière dans Les Echos de mercredi dernier, Paris VIII, dont toute l'originalité s'est perdue en devenant fac de banlieue. D'une certaine façon, leurs destins se sont croisés.

A la fin des années soixante, la formation de ces cadres des entreprises privées donc Luc Boltanski a décrit la généalogie, gestionnaires commerciaux, financiers ou comptables n'était, à l'exception des quelques instituts d'études politiques, assurée dans les universités que grâce à ces diplômes complémentaires délivrés par les IAE. Le projet de Dauphine, concurrencer les écoles supérieures de commerce en restant à l'intérieur des cadres de l'enseignement universitaire, lui donnait l'avantage de la gratuité, l'inconvénient de l'absence de sélection et de la contrainte budgétaire, et la laissait partir seule, et bien après les autres, à la conquête d'une place dans un univers fortement compétitif, ce à quoi elle parviendra en investissant un champ alors délaissé, celui de la finance, fonction qui, voilà quarante ans, n'avait d'autre objectif que de trouver aux meilleures conditions les crédits nécessaires à l'activité de l'entreprise, et d'investir au mieux la trésorerie disponible. La pertinence de ce choix stratégique a fait le succès d'une université qui, très vite, refusera du monde, ce qui la conduisit à mettre en place un système de sélection qui ne sera pérennisé qu'en 2004 lorsque, aux côtés de l'EHESS ou du Collège de France, elle rejoindra la famille des grands établissements de l'enseignement supérieur, cette catégorie dérogatoire qui lui permet de contourner toutes les contraintes réglementaires qui pèsent sur le commun des facs. Elle devient alors, comme le dit son président, Laurent Batsch, dans l'article des Echos, "Une université qui sélectionne et qui prépare à l'emploi : la formule est peu répandue en France, mais c'est le modèle international".
Paradoxalement, malgré ses locaux misérables et son environnement folklorique, Paris VIII partait avec un atout incomparable : le capital tant intellectuel que social apporté par ses premiers enseignants, les Foucault, les Deleuze, les critiques des Cahiers, ou avec la filiation sociologique des interactionnistes américains. Directement connectée au 6ème arrondissement, elle attirait aussi un public moins intéressé par le contenu des enseignements que par l'occasion ainsi offerte de conforter son ego en tutoyant les célébrités. En profitant de son bail précaire pour l'exiler en banlieue rouge sur un espace bien plus restreint que celui de Vincennes, Alice Saunié-Séïté, Ministre des Universités de Raymond Barre et fantassin de la restauration giscardienne, sectionnera ce lien vital. Le temps fera son oeuvre, modifiant la composition sociale de ses étudiants, dont la diversité des âges comme des origines sociales que permettait la pratique intensive des cours du soir se réduira progressivement, comme s'évanouira son originalité, l'université où naquit Mygale en squattant Renater ignorant aujourd'hui tout des logiciels libres.

Dauphine, certes, est une université comme il en faudrait plus. Elle concilie en effet gratuité et sélectivité, offrant à ses diplômés toutes les chances de succès sur un marché du travail où elle fait jeu égal avec les grandes écoles de l'enseignement consulaire, qui, du seul fait du coût prohibitif de leurs études, découragent les moins favorisés. Mais des Vincennes, ces endroits où on essayait tout, on essayait n'importe quoi et n'importe comment sont, sans doute, sans qu'on en ait réellement conscience et sans qu'on soit plus aujourd'hui qu'hier en mesure d'évaluer ce qu'ils produisent, tout autant nécessaires. Et cela relève du plus élémentaire critère de bonne gestion que de savoir laisser subsister, ici et là, en petite quantité, au milieu des champs cultivés dans le plus pur respect de l'orthodoxie, les espaces luxuriants des forêts vierges.