"La mort de Jean Eustache", écrivait Serge Daney dans Libération voilà tout juste vingt-cinq ans "bouleverse mais ne surprend pas. Ses amis vous le diront, c'était un suicidaire". Impossible, ajoutait-il, pour ce théoricien de la séduction et de la drague, de séduire un public, lui qui faisait des films trop courts, comme cette Sale histoire qui restera sa dernière oeuvre de fiction et dans laquelle il déroule deux fois la même trame dans un documentaire fictif, puis dans une fiction documentée, ou bien trop longs, avec les 3h30 de La Maman et la putain, ce compte-rendu sec et méticuleux, étroitement inscrit dans les limites du sixième arrondissement, d'une bohème d'après 68, ce corpus désolé de mots d'une saison et de deux cents personnes qui lui valut le prix spécial du jury à Cannes en cette année 1973 où existait encore un cinéma français capable de produire en plus, dans un effort qui semble l'avoir épuisé, Les Valseuses et La Grande bouffe. Mes petites amoureuses, son seul film aux normes, fiction, couleur, deux heures, Nestor Almendros à l'image, sera un échec qu'il analysera plus tard, en des termes parfaitement neutres, dans les Cahiers, et marquera la fin de son éphémère contact avec le public.

Je me souviens exactement de l'instant et du lieu où j'ai appris sa mort, par une information télévisée qui, comme récemment pour Cristophe de Ponfilly, se gardait bien de prononcer le mot suicide. Six mois plus tôt, l'arrivée au pouvoir du Ministre de la culture et des grandes phrases avait, après ces années de tumulte, entamé la normalisation par laquelle les guerriers de mai 68 toucheraient les dividendes de leur activisme et, en bons propriétaires, auraient désormais comme principal objectif de défendre leurs territoires, tandis que les paysans qui les avaient accompagnés retrourneraient paisiblement dans leurs campagnes. Dans ce cinéma français qui, quelques années plus tard, vendrait son droit d'aînesse contre une participation aux bénéfices de Canal + et se contenterait désormais, de plus en plus, de mieux en mieux, de produire des petits films sans remous et sans importance, les vagabonds, ceux qui n'avaient pu trouver une terre d'asile comme celle que sut leur ménager Paulo Branco, resteraient isolés, et, à la mesure de l'abandon de leur maigre public et de la fermeture des quelques salles qui projetaient leurs films, de plus en plus seuls.

Je me rappelle avoir pensé que cette mort, dans laquelle je voyais un instant capital pour la décennie qui s'ouvrait, montrait combien, dans cette culture désormais produite par des fonctionnaires insatisfaits, il n'y aurait, bien moins qu'avant où l'indifférence publique à la fois limitait l'intérêt des positions à prendre, produisait les conditions nécessaires à l'expression d'une revendication commune, et ne réservait pas les places aux seuls courtisans, plus d'espace pour les artistes, ceux qui, trop maladroits, trop obstinés, trop fiers, trop indifférents, ne pourrraient se plier aux exigences du nouveau régime. Par son suicide, épilogue d'un long processus de dégradation, Jean Eustache avait, froidement, impitoyablement, occupé la place qu'on lui réservait. Comme toujours, j'avais raison.