Cette crise alimentaire qui s'est abattue avec la soudaineté d'un cataclysme sur la planète pauvre connaît décidément d'étranges et complexes détours. Ainsi, alors que, à Port-au-Prince comme à Dakar, le riz fait cruellement défaut, un article de l'AFP nous apprend que la Japon ne sait quoi faire de ses excédents, et serait bien tenté de les vendre. Car ce pays partage avec quelques autres, comme la Suisse, cet avantage énorme de n'appartenir à à peu près aucune forme de communauté économique, ce qui le laisse libre de subventionner son agriculture comme il l'entend, et avec l'intensité qu'il désire et qui se révèle, en fait, considérable. Car, là où d'autres se désolaient du prix des pâtes, le consommateur japonais a subi sans souci cette explosion des cours du riz, si vigoureuse, et si brutale, que, en comparaison, la hausse des prix du pétrole paraît bien molle. Le CIRAD, qui publie tous les mois une note de conjoncture consacrée à la céréale la plus consommée au monde, détaillait ainsi l'évolution des cours depuis le début de l'année, en dollars par tonne : de 375 $ début janvier, le prix du riz thaï dépassait ainsi, fin avril, les 1 075 $. Cela n'affecte pourtant guère le citoyen japonais, qui, nous dit l'AFP, paye le contenu de son bol au tarif de 2 000 $ la tonne. Il est vrai que, comme le Français son pain et l'Italien ses pâtes, dans l'immense majorité des cas, il a les moyens de le faire, et de subir une politique de subventions agricoles qui ferait apparaître la PAC comme libérale.
Membre de l'OMC, le Japon se trouve pourtant contraint d'importer du riz acheté aux principaux exportateurs soit, par ordre de volume, la Thaïlande, le Vietnam et les États-Unis. Diverses raisons justifiant que ce riz ne soit pas mis sur le marché, il rejoint les stocks nationaux, qui enflent. D'où l'idée de réexporter ces excédents vers les pays demandeurs, les Philippines par exemple. Ce qui ne va pas de soi, puisque cette opération implique au préalable l'accord de l'exportateur initial du produit : d'après l'AFP, les États-Unis n'y voient pas d'inconvénient.

Mais ces grains de riz ne suffiront pas à  remplir les cases : alors que, fin 2007, les stocks mondiaux  s'élevaient à 104,5 millions de tonnes, les entrepôts japonais n'en contenaient que 2,3 millions. Les quelques centaines de milliers de tonnes qui pourraient être vendues n'inverseront pas la tendance sur un marché qui se montait, en 2007, à 31 millions de tonnes, et auront d'autant moins d'influence que le problème, en fait, n'est pas vraiment économique. Il faut en effet comparer le volume de ce marché à celui d'une production qui, nous dit le CIRAD, a atteint en 2007 647 millions de tonnes. Les exportations, soit en gros 5 % du total, ne jouent donc qu'un rôle tout a fait marginal, la Chine, plus gros producteur mondial avec 184 millions de tonnes, et qui détient près de 60 % des stocks mondiaux, n'exportant guère que 1,4 millions de tonnes. Il s'agit, en fait, de ce que l'on qualifierait en bourse d'un problème de liquidité. La taille très réduite de ce marché le rend très sensible au moindre aléa. À une tendance de fond, la hausse de la consommation qui accompagne l'accroissement des revenus, des populations asiatiques en particulier, laquelle fut provisoirement satisfaite, entre 2000 et 2005, par la solution facile d'un déstockage massif, dont la fin lança la hausse des cours, se sont superposés un certain nombre d'événements, climatiques en particulier, à cause desquels on pouvait craindre que la production ait du mal à satisfaire la demande interne. Il sera alors d'autant plus facile aux pays producteurs de se couvrir contre une hypothétique pénurie en limitant les exportations que celles-ci restent marginales, les principaux exportateurs, Thaïlande et Vietnam, ne cumulant que 10 % de la production, alors qu'ils représentent 50 % des exportations.
C'est donc la situation particulière de ce marché du riz, et la dépendance totale aux importations de pays très vulnérables, notamment parce que leur agriculture vivrière est délaissée depuis des décennies, qui explique ces révoltes frumentaires. Et, comme le rappelle le CIRAD, la si commode excuse des biocarburants n'a presque aucune pertinence : l'utilisation du maïs américain pour produire de l'éthanol, qui pénalise donc les mexicains pauvres, forts consommateurs d'une céréale importée à cause de l'inefficacité de l'agriculture nationale, représente, en fait, la seule exception.

On l'oublie trop souvent, cette envolée des prix agricoles succède à des années de stagnation, voire de déflation : ainsi, en France, le revenu agricole, en forte hausse depuis 2005, a simplement retrouvé en 2007 le niveau qui était le sien en 1998. On comprend qu'il ne s'agit pas là de la situation la plus favorable pour investir et développer sa production, et que, comme les autres secteurs de matériaux de base, l'agriculture ne puisse répondre à une hausse sensible de la demande autrement qu'en augmentant ses prix. Même si, d'après la FAO, les perspectives d'excellentes récoltes pour 2008 ne devraient pas fondamentalement modifier le niveau des prix, certains cours, comme celui du blé, ont déjà fortement chuté. Le spectre assoupi de la pénurie alimentaire ne dormant que d'un oeil, les prophètes de malheur ne pouvaient décemment résister à la tentation de le réveiller. Pourtant, les incitations que génèrent la hausse des cours seront sans doute le meilleur moyen de résoudre cette crise qui, et en cela elle n'a rien d'original, n'est pas tant due au manque, qu'à la peur de manquer.