Si la question de la dette publique devient un sujet de préoccupation même pour les Econoclastes, c'est que, assurément, ce monde de corruption des valeurs morales touche à sa fin et que l'heure des comptes, et de leur règlement, a sonné. Alors, peu importe, au fond, le pourquoi du maintenant ; et la réponse la plus simple, et la plus logique, à cette interrogation qui semble pourtant intéresser nombre de commentateurs, d'éditorialistes, et d'économistes, tient en une formule lapidaire : et pourquoi pas ? Naturellement, nul intellectuel conscient de ses responsabilités sociales ne saurait voir dans une indétermination aussi radicale autre chose qu'une intolérable provocation. Et il lui faudra, à tout prix, trouver la raison de cette chose. Si les Econoclastes fournissent à cet effet un certain nombre de liens, il est une autre explication, un court billet publié sous la plume de Paul Jorion dans le supplément économique du Monde d'hier, qui mérite, en tant qu'exemple de mécanique de pensée, une petite analyse.

Car la manière dont l'auteur, qui semble occuper une position assez hétérodoxe et très particulière dans le champ intellectuel, construit son raisonnement, fait de celui-ci, par ses sous-entendus et ses conclusions, un modèle d'autant plus lisible d'un certain mode de pensée que sa brièveté même le contraint à se limiter à l'essentiel, l'enchaînement brut et linéaire de ses diverses propositions. Le billet commence pourtant de la manière la plus banale, exposant, comme le ferait en des termes identiques tout bon ministre de l'Économie, le drame de la dette publique, le fardeau qu'elle impose aux finances du pays, le risque ultime de la dégradation. On a aujourd'hui suffisamment l'expérience de ce type de littérature pour savoir qu'une telle entrée en matière laisse présager le pire. Et en effet, le pire arrive, quand l'auteur en vient à poser la question du : pourquoi maintenant ? Car le crédit de la France, écrit-il, reste parmi les meilleurs, et, aujourd'hui encore, sa dette trouve preneur sans difficulté. D'où l'on conclut que le meilleur moment pour s'inquiéter du remboursement de sa dette, c'est, à l'image du mouton noir grec, lorsque le boucher commence à faire son œuvre, et que le sang perle sous la lame de son couteau. Aussi, cet "empressement actuel" à vouloir mettre un terme à la dégradation des comptes publics est "éminemment suspect". Autrement dit, c'est un complot. La crise a produit "pléthore de faits" invalidant le "libéralisme radical" né aux lendemains de la Seconde Guerre Mondiale ; démasqué, celui-ci poursuit malgré tout, comme si de rien n'était, sa sordide besogne. Mais, privé de justification rationnelle, il lui faudra désormais se contenter d'un prétexte : et en instaurant, ici et maintenant, la rigueur, il vise en réalité à poursuivre son œuvre diabolique par la destruction de ce système de protection sociale que le monde nous envie.
Au fond, cette manière de raisonner qui, à partir de n'importe quel point de départ, et en seulement trois sauts périlleux, mène toujours exactement au même endroit, fonctionnant comme une sorte de Cadavre exquis, a quelque chose de fascinant. Bien sûr, de ces faits si nombreux qu'on ne saurait tous les citer, on aurait bien aimé qu'on nous en cite un seul. Car, malgré tout, en leur absence, on voit mal sur quoi construire un argumentaire. Mais c'est sans importance : il ne s'agit pas, ici, de fournir une explication, mais de dévoiler un coupable. Et si cette crise de la dette publique est le produit d'un complot, c'est donc que l'on peut, sans souci, arrêter les pendules, et continuer à creuser les déficits.

Et c'est là que, à la fois, on arrive à un intéressant paradoxe, et qu'on touche à l'universel. Commentant le mécanisme qui a conduit à la crise boursière de l'an 2000, l'effondrement des valeurs de la nouvelle économie, Warren Buffett, dans sa lettre à ses actionnaires, introduisait ce qui allait devenir un de ses plus célèbres aphorismes. S'inquiétant de l'effet soporifique de l'argent facile, il comparait le comportement des investisseurs à celui de Cendrillon au bal : "ils savent que participer trop longtemps à la fête - c'est à dire continuer à spéculer sur des compagnies dont les valorisations sont délirantes par rapport aux revenus qu'elles sont susceptibles de générer à l'avenir - ne leur laissera pour finir que des souris et des citrouilles. Mais malgré tout, ils détesteraient rater une seule minute de la fête de l'année. Aussi, dans leur vertige, les participants prévoient-ils tous de partir quelques secondes avant minuit. Mais il y a un problème : ils dansent dans une salle dont les pendules n'ont pas d'aiguilles". Qu'il s'agisse de cette bulle-là, qui vit naître, avec en particulier l'inégalable ZipiZ, les premiers héros d'une méchanceté propre au Web, de la crise des pays émergents de 1997, lorsque, disait-on, la Thaïlande était devenue le troisième acheteur mondial de Mercedes-Benz, de la croissance vertigineuse des prix de l'immobilier américain qui s'abîma dans la crise dite des subprimes, ou du problème bien plus récurrent des excès de la dette publique, le mécanisme est toujours identique. Les acteurs, actionnaires, spéculateurs, ou simples citoyens, ont tous conscience du danger auquel ils s'exposent par leur comportement dépensier. Mais ils savent aussi qu'en se retirant du jeu, ils perdent l'espoir de gains futurs. Et cette perte est d'autant plus douloureuse lorsque, pour rembourser leur dette, il doivent à la fois renoncer à la facilité de l'endettement, et se priver d'une partie de leurs revenus.
Aussi, plutôt que d'abandonner la partie, sont-ils prêts à inventer les justifications qui leur permettront de continuer, ne serait-ce qu'en désignant un coupable, mais aussi à trouver n'importe quel expédient, pourvu qu'il garantisse quelques minutes de sursis. Tel est le rôle que joue l'aide que les pays de la Communauté devraient accorder à la Grèce et qui, pour une fois, fait l'actualité à New York : peut-être qu'en cherchant bien, sur cette maudite pendule sans aiguilles, on finira par trouver un bouton arrêt.