soumises
Existe-t-il situation plus tragique que d'arriver sur son lieu de villégiature pour découvrir que l'âge et les vibrations ont eu raison de son vieux portable, et qui plus est un quinze août, lorsque les camions chargés de livrer un remplaçant commandé dans l'urgence sont condamnés à un repos forcé ? Du coup, on doit assumer un léger retard dans ses publications, et traiter d'un sujet provisoirement sorti de l'actualité, les réactions à ce document de travail du Haut Conseil à l'Intégration dont Le Monde, maître de l'euphémisme, prétend s'être procuré une copie. On trouve là l'occasion d'une petite étude de cas qui permettra de voir d'un peu plus près le rôle cardinal que joue la presse dans cette fameuse construction sociale de la réalité sociale, occasion à laquelle il serait bien dommage de renoncer. Mais pour commencer, à revers de la chronologie, on va s'intéresser à la manière dont deux universitaires, concernés en tant que tels par ces histoires, Jean No et David Monniaux, on traité la question, démontrant par là-même combien ils souffrent du handicap rédhibitoire de ne pas être sociologues.
L'un comme l'autre réagissent en fonction de leur situation professionnelle ; tout deux reprennent à leur compte le raisonnement typique de la lâcheté socialo-jospinienne sur le mode duquel cette question a toujours été traitée en France, et qui transforme ce voile, signe de soumission, en affirmation de liberté religieuse, tout en l'adaptant aux propriétés d'une université qui s'adresse à des adultes venant du monde entier, et qui se doit donc de les accueillir tels quels. Seul Jean-No se risque sur le terrain d'une bien maigre explication sociale : pour des dominés, descendants d'anciens colonisés à la culture par définition très éloignée de la tradition française, l'exhibition de leur religiosité constitue une façon d'inverser les stigmates qui les frappent. Il suffit pourtant de traîner un peu dans les couloirs d'une université que l'on connaît bien, puisqu'on fréquente la même, pour constater que les individus concernés a priori, les jeunes filles que l'on peut supposer nées de parents musulmans, dans leur écrasante majorité, se passent très bien d'une telle affirmation. Fort probablement, elles viennent à l'université, entre autres, pour échapper au destin de bonne-épouse-bonne-mère-craignant-dieu auquel certains seraient ravis de les réduire, et n'ont donc nul besoin de cette confirmation visible d'un statut qu'elles récusent.
Mais surtout, leur analyse qui reste pure spéculation, puisqu'elle ne fait que décrire leur réaction à une contrainte pour l'heure fictive, néglige totalement l'enchaînement des faits, et fait comme si le HCI avait proposé au gouvernement d'interdire aux étudiantes voilées l'accès à l'université. Bien sûr, telle est bien la manière dont les titres de la presse présentent cette question ; mais on voit mal comment se contenter d'une telle approche, puisqu'elle suppose que les membres du Conseil, grands spécialistes de la marche sur des œufs, ignorent tout de la technique pour faire les omelettes.
Il font donc aller un peu au-delà des titres pour comprendre ce qui a pu se passer. Inutile de parcourir le site du HCI, puisque le document à l'origine du scandale, n'étant pas public, ne s'y trouve pas. On se contentera donc des articles du Monde ou du Figaro, en lisant un peu plus que le premier paragraphe. On notera au passage que le Monde ne conçoit de musulmanes que voilées, ce qui constitue un magnifique exemple d'authentique islamophobie, avant de se rendre vite compte du véritable objectif du HCI. Le Conseil réagit en effet à l'activisme d'entrepreneurs de morale dont il a eu connaissance, comme celui dont Catherine Kintzler donne quelques exemples, activisme par lequel des groupe de nature diverse, mais dont les croyances s'opposent frontalement au rationalisme universitaire, groupes très spécifiques et aux bien maigres effectifs, cherchent à imposer à l'ensemble de la société, et à l'université d'abord, une exception qui leur donnerait le droit ne se conformer qu'à leurs propres règles, et pas à celles qui régissent la communauté des citoyens.
Si leurs objectifs et leurs répertoires d'action sont similaires, ces groupes restent fort divers, et n'entrent pas tous dans le champ couvert par le Conseil. Tel est le cas, par exemple, de la stratégie de domination de moins en moins cachée de l'envahissante secte des végétariens : celle-ci cherche d'abord à faire prendre en compte ses désirs particuliers par la collectivité, et aux frais de celle-ci, avant de promouvoir son mode de vie grâce aux canaux habituels de la pensée alternative, au hasard, Arte, puis de franchir le pas d'une première contrainte dans un domaine dépendant de l'action publique. Il ne lui restera alors plus qu'à étendre l'expérience, et à la transformer en prescription, avant, pour finir, de réécrire la préhistoire en affirmant que l'homme n'a jamais été carnivore.
Comme toujours, le véritable intérêt de l'affaire est ailleurs. Celle-ci montre d'abord combien les vieilles manœuvres hypocrites de la presse, elle qui commence par dévoiler le contenu d'un document en passant sous silence le fait qu'elle devient ainsi le relais servile des intérêts du divulgateur, avant de faire ses gros titres sur le paragraphe le plus vendeur du document en question, au mépris de son sens comme de son contenu, marchent toujours, puisque même des universitaires acceptent de s'y laisser prendre. Elle témoigne aussi, au sein du Conseil, des tensions qui entourent cette question de la laïcité, dont il est pourtant déjà déchargé au profit d'un nouvel organisme. Alors, on peut avancer une hypothèse : si, comme certains le supposent, cet observatoire de plus choisit la facilité d'une politique munichoise, la divulgation de ce rapport tient peut-être du baroud d'honneur, et de la pilule empoisonnée : face à toutes les menaces qui pèsent sur sa raison d'être, d'aucuns ont pu juger qu'un organisme chargé d'harmoniser les relations entre des groupes sociaux très hétérogènes et parfois pourvus d'extrémistes bien déterminés à faire échouer cette mission ne pouvait se rendre sans avoir combattu.
Commentaires
Je crains, cher Denys, que tu ne fasses fausse route à mon sujet.
On m'a bien fait comprendre qu'en tant que scientifique, j'étais incompétent en ce qui concerne la sociologie et les affaires de société (toi-même viens encore une fois de le faire). Fort bien ; j'adopte donc sur mon blog un point de vue professionnel et quasi "corporatiste".
Je pose la question des mesures qui seront effectivement adoptées (et non des postures, déclarations, indignations etc.) et de leurs modalités d'application. En France, nous aimons faire de grandes déclarations et des textes "symboliques", mais ce qui me préoccupe, c'est la réalité du terrain.
Imaginons, par exemple, que l'on interdise le port du foulard. Le doctorant de 24 ans, moniteur, en charge d'un groupe de TD de L1, qui voit arriver une jeune femme à foulard, qu'est-il censé faire ? Ça, c'est une question pertinente.
Admettons. Même si tel n'était pas le sujet du billet, faisons comme si : une loi interdit donc le port d'un "voile islamique" sur le territoire universitaire. Déjà, cela risque de poser des problèmes pratiques intéressants, définir par exemple une typologie du "voile islamique", laquelle serait immédiatement détournée - on ne va pas interdire de porter son carré Hermès sur la tête, quand même ?
Donc, notre ATER voit débarquer une fille voilée ; que doit-il faire ? Rien, bien sûr (bon, éventuellement le signaler à son administration, ce qui revient au même). Est-ce contradictoire ? Non. Une loi peut-elle exister, ne pas être appliquée mais posséder quand même, en plus de sa légitimité, une certaine utilité ? Absolument.
Car on est ici sur un terrain particulier, celui où la loi réglemente le comportement des citoyens, et où les infractions qu'ils commettent existent seulement parce qu'elles sont constatées par la police. Ce n'est pas seulement par facilité que l'on va prendre en exemple le code de la route, qui fonctionne ainsi : une infime proportion des infractions qu'il génère donne lui à des sanctions. Pourtant, on ne trouvera pas grand monde pour prétendre qu'il est inefficace.
On se trouve en effet dans l'univers de ce que les sociologues, avec leurs termes cryptiques, qualifient de contrôle social : le fait que des normes très variables régissent la vie et les comportements des individus, des normes qui sont imposées moins par l’État, qui ne peut que légiférer, que par leur entourage familial et social.
A l'époque déjà lointaine où j'étais en M1, une de mes camarades était venue présenter son travail sur la manière dont les filles se déplacent en banlieue. Il faut comprendre par là qu'elle demandait à ses connaissances - jeunes filles de familles musulmanes comme elle - comment elles circulaient dans leur environnement immédiat - des cités HLM en Seine-Saint-Denis. A première vue, ça sent son sujet facile, voire un peu complaisant, mais pas du tout. L'une d'entre elles lui racontait par exemple que, si elle avait besoin d'aller à la supérette du quartier pendant la journée, il fallait qu'elle fasse le détour par le jardin public. Parce que si elle empruntait la voie directe, elle passait devant l'arrêt d'autobus ; à l'arrêt d'autobus, il y a toujours des garçons qui traînent. Et s'ils la voient dehors alors qu'elle est supposée être à la maison, ils le diront à ses parents, et elle aura des problèmes.
Le contrôle social, c'est ça : il s'exerce toujours, mais de façon très inégale au point, dans ce cas-là, de dénier à des individus un de leurs droits les plus fondamentaux. Alors, quand bien même on ne va pas mettre un policier derrière chaque automobiliste, pardon, derrière chaque jeune fille musulmane, une loi réglementant ces questions produirait nécessairement des effets, et pas seulement, au sens sociologique du terme, symboliques. Délimiter clairement l'interdit, compliquer un peu la tâche des séquestrateurs, faire en sortent qu'ils sachent qu'imposer leur volonté aux autres peut entraîner des conséquences constituerait déjà un progrès significatif.
Je sais bien sûr ce qu'est le contrôle social.. Mais maintenant, permets un autre raisonnement. Supposons que cette loi soit adoptée mais que, dans le fonctionnement typique de l'université française, on n'informe pas ceux qui devront effectivement la faire appliquer (p.ex. les enseignants) de modalités effectives d'application, et qu'in fine elle soit, dans certains lieux du moins, largement ignorée (un peu comme la loi Toubon). Ne minerait-on pas ainsi le respect dû à la loi en général?
Un exemple : certains personnels administratifs regroupent allègrement dans le concept "c'est interdit" ce qui l'est effectivement pas les lois ou les règlements, et des petits arrangements locaux (la procédure locale définie par leur supérieur hiérarchique, ou leur idée personnelle pour arranger leurs affaires). Parfois, comme par miracle, des choses "interdites" se révèlent en fait possible; pire, je me suis déjà fait dire (oralement, bien sûr) que je respectais trop le règlement (mon interlocuteur venait de faire un exposé public expliquant une procédure et m'incitait en privé à ne pas la respecter). On fait mieux pour inciter au respect de la loi...
Bref, il me semble que tu omets de ton raisonnement les conséquences négatives possibles d'une application "à géométrie variable" et mal pensée du texte.