Si les coïncidences ne font pas les causalités, elles fournissent du moins l'occasion de comparer et d'analyser des événements dont la simultanéité ne constitue pas le seul point commun. Aussi, lorsque les représentants éminents de trois disciplines scientifiques - la médecine, la biologie, la sociologie - s'en prennent publiquement, chacune pour son compte et dans un registre distinct, au pouvoir politique, leurs mises en garde méritent qu'on s'y attarde. Et la situation devient hautement intéressante lorsque l'on se rend compte que leur contestation s'écarte des habituelles jérémiades corporatistes s'attaquant à tel ou tel aspect de la xième loi de réforme de l'enseignement supérieur, pour porter sur des questions autrement plus fondamentales.

À vrai dire, le premier élément concerne moins la science que l'autorité de l'expert, et semble au premier abord fort banal. Au prétexte de la reconversion de l'hôpital le plus vétuste de Paris, un conflit surgit entre la direction de l'assistance publique et la CGT, menée par un urgentiste, cette spécialité devenue, depuis 2003, propriété des héros populaires luttant pour le bien public contre la logique comptable, et des coqs du village hospitalier. La réaction du responsable médical de l'assistance publique tranche, par contre, sur les usages en la matière. Enfermant l'urgentiste dans son piège, celui de la sécurité des patients, Loïc Capron s'en prend directement à son ministre de tutelle, laquelle a prudemment reporté la fermeture de l'hôpital au delà de la date fatidique, celle des municipales de 2014. La virulence des propos du professeur, la sécheresse de son refus des petits arrangements coutumiers, le choix de donner à son différent à la fois une large publicité, et une évidente radicalité, en disent sans doute assez long sur une certaine forme d'exaspération, celle qui touche aujourd'hui les élites techniques et scientifiques et les conduit à s'opposer directement à un pouvoir politique pourtant légitimé par l'élection.

Le feuilleton du MON810 représente par contre un modèle de l’interaction entre science et politique, telle qu'elle se joue de nos jours. On avait abandonné l'épisode précédent au moment où le pouvoir d'hier avait justifié le maintien de son interdiction de la culture du maïs Monsanto par l'apparition aussi soudaine qu'inespérée de preuves définitives quant à sa toxicité. Marcel Kuntz et ses commentateurs ont tenté de découvrir qui avait bien pu élaborer les preuves en question, et comment, et ils livrent des pistes intéressantes, puisqu'ils concluent à un détournement aussi savant que méticuleux de rapports officiels, ainsi qu'à une sélection toute personnelle des seules sources bibliographiques allant dans le sens de l'auteur. Le travail, en d'autres termes, d'un militant compétent, en tant que tel et en tant que scientifique, apte à falsifier subtilement des preuves et à tromper tout le monde, sauf des scientifiques disposant de compétences analogues. Évidemment, le Conseil d’État ne s'est pas fait avoir non plus, et rend un arrêt brutal, sa manière à lui de montrer son exaspération. En affirmant qu'il n'en tiendra aucun compte, le pouvoir d'aujourd'hui se range à l'idéologie d'hier et démontre sa récurrente tendance à toujours se croire sous l'ancien régime, puisqu'il confond exécutif et judiciaire. L'arrêt provoque évidemment un accès de fureur écologiste, toujours aussi convaincante lorsqu'elle feint d'ignorer ce que tout le monde sait qu’elle sait très bien. Mais tout seul dans son coin le lobby scientifique OGM lui aussi contre-attaque.
Et il choisit pour ce faire le meilleur moyen de rester inaudible : la lettre ouverte, la dénonciation publique qui vient après tellement d'autres mais qui, simplement publiée sur un blog, n'est pas tant intéressante pour les effets qu'elle n'aura de toute façon pas. Car ces vrais scientifiques tellement années 1970, et qui, à en juger par la quantité d'honoraires et d'émérites figurant dans les signataires de l'appel, le sont sans doute pour de bon, ne sont toujours pas sortis de la pratique si vieux CNRS de l'étalage des titres, du canal pétitionnaire habituel, et de la seule légitimité scientifique. Leur démarche, tout comme la façon dont elle est formulée, donnent une des clés de leur perte d'influence, eux qui ne s'abaissent sans doute pas à fréquenter les bons cercles, et à arpenter les bons couloirs.

Formé à la seconde école de Chicago, le sociologue ne peut évidemment laisser de côté un troisième appel au public, paru dans Libération sous le patronage d'Howard Becker, ce pourquoi il a autrement plus de chances d'être entendu qu'une pétition de biologistes. Assez œcuménique et surchargé de signataires de premier plan, mais pas tous jeunes non plus, ce texte, sans conteste le plus important des trois, vaut comme une déclaration de guerre aux entrepreneurs de morale et au lobby hygiéniste, engagés dans un contrôle, qui se montre de plus en plus étroit et de moins en moins discernable du totalitarisme, du citoyen, de ses habitudes et de ses comportements et, par contrecoup, aux politiques publiques qu'ils élaborent, et que l’État applique.
Jusqu'à présent cette science soumise, qui abandonne les impératifs qui la définissent pour s'effacer devant ceux du politique, existait à la marge, grâce au détournement de méthodologies rigoureuses, les sondages en particulier, ou avec l’apparition récente et conflictuelle de disciplines qui s'exercent dans des conditions particulières et revendiquent une autonomie que beaucoup leur contestent, la criminologie ou l'accidentologie, dont Joseph Gusfield disait que cette science supposée fournissait ses justifications aux politiques publiques. Les prétentions des hygiénistes que dénonce la vieille bande des sociologues se placent dans un tel cadre, tiré pour l'essentiel des pratiques de contrôle des populations inventées au XIXème siècle. Plus résistante, la science dure devait faire avec son lot de faussaires et de tricheurs : mais elle voit désormais réapparaître une science de militants, science de cour et de courtisans qui prospère dans les replis du pouvoir et avec l'appui des media grand public. En prenant ceux-ci à témoin pour exprimer avec virulence un mécontentement qui s'en prend directement à l'instrumentalisation politique de la connaissance, à ceux qui la produisent, à ceux qui en profitent, ces universitaires qui mènent un combat dans lequel on a peu l'habitude de les voir entendent, à l’évidence, rappeler que la République n'est rien sans savants.