Tétou, c'est fini. Comme ses voisins et concurrents, le plus connu de ces restaurants ancrés depuis des temps immémoriaux à Golfe-Juan, le long du boulevard de la mer, tout près de la voie ferrée et à quelques encablures de cet ancien port de pêche devenu, grâce au doublement de sa superficie, port de plaisance parmi tant d'autres, l'espace ainsi gagné sur la mer ayant permis, à titre de bonus, l'installation d'une station d'épuration, a succombé aux pelleteuses lors d'une opération sévèrement encadrée par la puissance publique. L’État appliquait ainsi une récente loi littoral qui a entre autres objectifs celui de rendre leur virginité à des plages artificielles, et de n'y pas tolérer d'implantation humaine autre que temporaire, limitée à des installations provisoires et aux mois d'été.
Cette destruction date de 2018 ; pourtant elle représente, par ses objectifs, sa justification, son mode d'action et ses conséquences, une métaphore idéale pour une politique dont on débat aujourd'hui à l'échelon de l'Union européenne et dont la mise en œuvre, inévitablement, entraînerait des dizaines de milliers de Tétou.

L'Union, en effet, travaille en ce moment à un édifice législatif particulièrement audacieux, et vraisemblablement sans précédent par son ampleur, son ambition, sa complexité, sa polyvalence. Se donnant comme but d'éclairer le monde en lui expliquant l'avenir tel qu'il doit être, l'European green deal, un processus entamé fin 2019, approche de l'instant fatidique, celui où ces années d'études et de tractations seront converties en acte législatifs, le moment où l'intention se transforme en obligation. Évidemment, on ne pourra traiter cette architecture herculéenne autrement que de façon très superficielle, en disant quelques mots d'une des ses composantes à l'intitulé prodigieusement évocateur, la restauration.

Dans une brochure destinée au grand public, la Commission explique ce qu'elle entend par là : il s'agit de rentre à la nature ce qui lui appartient, et que l'activité humaine lui a enlevé. La "restauration des écosystèmes dégradés" vise à enrayer les "pertes de biodiversité" en appliquant un catalogue de mesures chaque fois adaptées à un milieu spécifique, de façon à leur permettre de retrouver un "état satisfaisant". On voit tout ce que ces formulations ont de relativiste et d'arbitraire. On devine derrière elles le travail de tout un écosystème de petites mains, scientifiques, militantes, scientifiques et militantes, qui trouvent dans ce corpus réglementaire l'aboutissement de décennies d'activisme. Naïvement, on se demande aussi ce qu'il y a dans tout ça de vraiment neuf.
Car ces zones à protéger existent, existent depuis près de trente ans, et la Commission y fait d'ailleurs largement allusion : il s'agit du réseau Natura 2000. Et en trente ans, ce réseau s'est étendu au point de couvrir aujourd'hui une superficie qu'un esprit rationnel ne peut que considérer comme énorme. En France, Natura 2000 occupe aujourd’hui 13 % du territoire métropolitain. En dehors des zones urbanisées, soit quelques poches comme la conurbation des Alpes-Maritimes, Toulon-Hyères, et Marseille, toute la côte méditerranéenne, son espace maritime et une bonne partie de son espace terrestre, se trouve aujourd'hui sanctuarisée. Certes, et comment pourrait-il en être autrement compte tenu des surfaces concernées, ce classement n'interdit pas l'activité humaine, et notamment agricole. Mais il va ajouter une couche de contrainte et de contrôle supplémentaire à un encadrement réglementaire déjà lourd, tout en facilitant le passage des activistes.

Le diable enfoui dans la nouvelle législation, comme d'habitude, ne se cache guère, et adopte la forme machiavélique d'un tournant législatif. De haute lutte, et à une courte majorité, le Parlement vient d'adopter un projet de règlement, c'est à dire un texte d'application stricte qui produira ses effets dès son entrée en vigueur soit, si le processus évolue de manière normale, début 2024, et en tous cas avant les prochaines élection européennes. Alors, ce qui, avec les zones Natura 2000, n'était qu’incitatif, deviendra contraignant.
Que prévoit-il, ce règlement ? Pour se contenter d'un unique exemple, son article 7 impose de "restaurer la connectivité naturelle des cours d'eau", c'est à dire d'enlever les obstacles à la "connectivité longitudinale et latérale" des eaux. On redoute, tant une telle interprétation aurait des conséquences délirantes, de comprendre qu'il s'agit de démolir les barrages et digues à cause desquels rivières et fleuves ont cessé d'être sauvages. La brochure citée plus haut donne un exemple de la marche à suivre avec la Skjern, au Danemark, laquelle, au prix d'un investissement de 35 millions d'Euros et à l'issue de travaux entamés en 1987, a retrouvé, sur une longueur de 25 km, son état originel de marécage. Le texte du Parlement impose, d'ici 2030, donc en six ans, de rendre à la nature 25 000 km de cours d'eau, soit mille fois la Skjern.
Essayons d'imaginer les conséquences pour un État comme les bien nommés Pays-Bas, lequel a comme propriété d'être très largement artificiel, avec ce territoire gagné sur la mer au prix de siècles d'efforts, efforts qui ont notamment permis de créer une agriculture extrêmement productive, puisqu'elle est aujourd’hui, en valeur, le deuxième exportateur mondial de produits agricoles. Faut-il cesser d'entretenir les digues, ouvrir les vannes et attendre qu'à la première tempête la nature reprenne ses droits ?

Déjà contraints, s'ils veulent toucher les subventions européennes, de laisser en friche 4 % de leurs terres arables, les agriculteurs seront les premières victimes du règlement. Voilà trente ans, on s'était moqué de Luc Ferry et de son Nouvel ordre écologique qui introduisait la notion de deep ecology, avec son agenda destructeur, alors même que l'ouvrage était, simplement, précurseur. La voie que les institutions européennes se préparent aujourd'hui à emprunter vise à refaire en sens contraire le chemin parcouru par l'Union, et à défaire ce qui a permis aux citoyens d'améliorer leur situation et, plus particulièrement, d'avoir cette assurance de disposer d'une alimentation saine en quantité suffisante. La sécurité alimentaire, ce combat de plusieurs siècles, à peine obtenue, les institutions, sans raison ni bénéfice, se préparent à y mettre fin. Bien évidemment, les obligations édictées par ce règlement, intenables, ne seront pas respectées : les réseaux activistes déjà présents dans chaque village n'auront alors que l'embarras du choix au moment d'appliquer leur tactique favorite, la guérilla judiciaire, source de multiples profits, en particulier dans le champ médiatique. On ne prend guère de risque en pariant que la réaction, déjà vive, s'amplifiera et que, après la rue, elle s'exprimera dans les urnes.