On le sait depuis Jacques Rouxel et ses Shadoks, taper toujours sur les mêmes permet de réduire le nombre des mécontents. Ici, pourtant, l'histoire commence assez innocemment, lorsque la Commission européenne entame un processus de révision de la directive régissant les permis de conduire. Pour l'essentiel, le texte n'apporte rien de fondamentalement neuf, et cherche surtout à traiter quelques-uns des problèmes de l'heure, la sécurité des usagers vulnérables, le recrutement des conducteurs de poids-lourds, la numérisation des permis de conduire ou la poursuite des infractionnistes au-delà des frontières nationales. S'y ajoutent deux ou trois innovations portant sur des questions longuement débattues, en particulier l'obligation de subir des contrôles d'aptitude physique réguliers à partir d'un certain âge. Comme souvent, un cocktail hétéroclite de mesures techniques d'importance variable. Ainsi vont les choses jusqu'au moment où le Parlement européen entame sa partie du travail. Et les amendements qu'il propose alors ont largement de quoi mettre le monde motard en colère, et inquiéter ses organisations.

Le brouillon présenté à la Commission des transports du Parlement ressemble au travail d'un prof négligeant, corrigeant mollement une copie sans enjeu, puisqu'elle concerne des motocyclistes et automobilistes, citoyens d'intérêt secondaire. Sans se donner la peine d'apporter d'autre justification que la sempiternelle la vitesse tue, il va inventer une limitation liée non pas au type de route empruntée, ni même à la catégorie du véhicule, mais au permis que les usagers possèdent. Ainsi, côté moto, les usagers ayant accès aux seules motocyclettes légères n'auront pas le droit de dépasser les 90  km/h, les titulaires du permis A2 seront limités à 100 km/h, tandis que les autres, avec le permis A, auront droit à 110 km/h.
Élargissant considérablement le cercle des mécontents, le projet applique cette même contrainte aux automobilistes titulaires du permis B. Nouveauté remarquable, il va ensuite inventer un permis de conduire supplémentaire, le B+, exigé pour la conduite d'une automobile lorsque son poids dépasse 1 800 kg. Paradoxalement, et de manière parfaitement incohérente, sans doute pour rassurer Berlin, ne pas désespérer Ingolstadt et sauver la grosse berline allemande, seuls les possesseurs de ce permis seront autorisés à atteindre les 130 km/h. Enfin, un traitement particulier sera réservé à ceux qui entameront leur carrière délinquante de conducteur de véhicule à moteur par l'étape la plus modeste, le cyclomoteur. La Directive originelle prévoit certes de réserver l'accès à cet engin aux plus de seize ans, mais laisse les États-membres libres d'abaisser cette limite à quatorze ans, comme c'est depuis toujours le cas en France. Le texte de la Commission des transports supprime cette option, privant ainsi les adolescents de ce qui a longtemps été, et reste pour tous ceux qui vivent dans des zones un peu périphériques et à l'écart des agglomérations, un indispensable premier outil d'émancipation.

On ne s'étonnera pas que ce travail aussi médiocre qu'irresponsable soit signé d'une des cheffes de fille de l'écologie criminelle, Karima Delli. Et pour imaginer plus aisément les conséquences d'une éventuelle mise en œuvre de ces mesures, on va procéder à un petit rappel historique, et revenir en France et en 1979 au moment où Christian Gérondeau, premier Délégué interministériel à la sécurité routière va, pour le bien des jeunes motards inconscients au guidon de leurs engins diaboliques, et en dépit d'une forte opposition, bouleverser les modes d'accès à la moto. Autant pour répondre au lobbying de Peugeot Cycles que pour calmer les inquiétudes personnelles du Premier ministre, Raymond Barre, il va supprimer la voie d'accès traditionnelle, qui passe par la motocyclette légère alors dénommée vélomoteur, avec sa cylindrée de 125 cm³. Celle-ci sera remplacée par un véhicule supposé plus adapté aux faibles capacités de l'industrie nationale, le 80 cm³, sorte de gros cyclomoteur dont la vitesse sera bridée à 75 km/h. Mais sa réforme subira un échec complet.
Jusque là, la carrière du jeune motard commençait à seize ans, avec le permis A1 et cette 125 cm³ aux performances modestes mais qui permettait de faire ses classes durant quelques années avec une vraie moto avant de s'orienter vers une plus grosse cylindrée, en obtenant le permis adéquat. Désormais, les candidats vont sauter cette étape, attendre d'avoir dix-huit ans et entrer dans le monde de la motocyclette lourde sans autre expérience que le cyclomoteur. Les conséquences seront tragiques, puisque, fait unique, ces années 1980 verront une forte augmentation de la mortalité relative des seuls motocyclistes. Quant au permis A1, il n'y survira pas : on délivrait chaque année de l'ordre de 70 000 à 80 000 permis de cette catégorie avant la réforme, moins de 20 000 après, et environ 5 000 aujourd'hui.

Quels effets qualifiés de pervers alors qu'ils étaient parfaitement prévisibles peut-on attendre du brouillon vert ? Sur les autoroutes et voies rapides, il transformera les usagers les plus vulnérables en chicanes mobiles. Dans les campagnes, il va reléguer un peu plus les adolescents pour lesquels le cyclomoteur est l'outil indispensable pour se rendre au collège ou au lycée. Et l'on imagine l'accueil que ces mesures recevront de la part des forces de l'ordre. Le système de contrôle automatique qui, n'ayant facilement accès qu'aux plaques d'immatriculations des véhicules, sanctionne non pas les conducteurs mais ce qu'ils conduisent, en plus de devoir associer chaque catégorie de véhicule à la vitesse limite qui lui sera attribuée, devra s'assurer de l’identité de leur conducteur, et du permis qu'il possède. En effet, pour ne traiter que des motocyclistes, rien n'interdit au titulaire d'un permis A de rouler sur un motocycle d'une catégorie plus modeste ; il pourra alors, en toute légalité, dépasser la vitesse assignée aux possesseurs des permis A1 ou A2. Pour espérer produire des effets, une politique publique se doit d'être effective, efficace et efficiente. La directive amendée ne satisfait pas aux deux dernières conditions ; on espère que, au moment du vote, le Parlement européen fera en sorte qu'elle ne satisfasse pas non plus à la première.

Dans sa façon de traiter la question de la sécurité routière, l'Union européenne arrive dans une impasse : elle persiste à poursuivre sa chimère de la Vision Zéro, alors même que la réalité qu'elle néglige est celle d'une mortalité routière qui, depuis dix ans en France, et plus longtemps ailleurs, a cessé de baisser. Le fait de se donner jusqu'à 2050 pour réussir l'impossible, faire en sorte qu'il n'y ait plus de morts sur la route, n'aide en aucune façon à la réalisation de cet objectif. Mais d'ici là, les dilettantes du Parlement auront tout loisir de pérorer, proposer des idées ineptes que d'authentiques connaisseurs, comme les techniciens de la Délégation à la sécurité routière, auraient rejeté d'un haussement d'épaules, et s'offusquer devant un micro complice du fait que leur courageuse initiative, pauvre victime du lobby automobile, n'ait pas survécu. C'est à peu près tout ce qui leur importe.