Il en rêvait, le système éducatif lui a permis de le faire : né dans le département le plus pauvre de France métropolitaine, la Seine-Saint Denis, un jeune ingénieur vient d'annoncer que, au terme d'un parcours scolaire un peu particulier, il venait d'être recruté par la NASA. L'origine sociale modeste dans le département délaissé, l'ambition assouvie en dépit des obstacles, le triomphe de la rigueur et de l'obstination, autant d'éléments classiques du grand discours qui, pas nécessairement à tort, fait, aujourd'hui comme hier, de l'école républicaine l'unique moyen d'ascension sociale pour ceux qui se trouvent fort mal dotés en toute espèce de capital.
De quoi alimenter la presse avec l'une de ces histoires édifiantes qui lui permettent de compenser un peu la noirceur du quotidien. De quoi aussi intéresser, pour des raisons distinctes, les sommets de l’État, puisque le Ministre de l’Économie et des Finances comme le Président de la République complimentent le jeune homme lequel, pourtant, en s'installant aux États-Unis, va faire profiter un pays étranger des fruits d'une éducation supérieure financée par le contribuable.

Cela, sans doute, parce que son parcours scolaire a emprunté un chemin de traverse qui lui a permis, à côté du système de sélection traditionnel par les classes préparatoires, d'accéder à une école d'ingénieurs de fort bon niveau après avoir obtenu un DUT. Ce chemin, celui des études supérieures par apprentissage, ouvre une voie bien adaptée aux étudiants d'origine modeste qui, souvent victimes de leur auto-sélection, n'osent pas s'aventurer sur les territoires quadrillés par les rejetons des catégories sociales supérieures. Or, justement, la promotion de l'apprentissage et de l'enseignement en alternance appartiennent aux rares succès revendiqués par le pouvoir actuel, et il est bon de les illustrer au moyen d'un exemple idéal-typique. Cette politique, au demeurant, produit des effets qui ne se limitent pas à un cas particulier. L'INSEAD, qui dispose d'une certaine légitimité historique en matière d'affaires internationales comme d'étudiants à fort potentiel, publie depuis dix ans un rapport annuel qui analyse et compare les capacités de 143 pays à produire des élites. Dans ce classement-là, la France ne se place pas si mal, en partie, justement, par sa capacité à "former tout au long de la vie".

Hélas, il appartient, comme toujours, au sociologue de s'acquitter de sa pénible tâche, rompre l'enchantement. Selon l'intéressé lui-même, cette embauche à la NASA, et plus précisément au JPL, le plus légendaire des laboratoires de légende, se trouve n'être qu'un contrat de six mois, dont on ignore la nature exacte, dont on ne sait s'il sera prolongé. Il envisage d'ailleurs son avenir plutôt au sein de l'ESA, organisme qui, pour avoir effectué son alternance chez ArianeGroup, lui est déjà connu. Fils d'un technicien supérieur en informatique, son origine sociale relève par ailleurs plus d'une petite classe moyenne que d'un milieu réellement populaire. De technicien supérieur à ingénieur, l'ascenseur social est simplement monté à l'étage au-dessus.

L'histoire politique et sociale du pays comporte bien d'autres cas d'évolutions autrement plus significatives. L'exemple le plus spectaculaire se trouvera sans doute en la personne du premier polytechnicien noir, Sosthène Mortenol. Né à la Guadeloupe en 1859, fils d'un esclave affranchi, les capacités remarquables de Sosthène Héliodore Camille Mortenol lui permettront d'obtenir une bourse grâce à laquelle il poursuivra ses études secondaires à Bordeaux avant de réussir le concours d'entrée à Polytechnique. Sortant avec un classement très honorable, il fera carrière dans la marine, participant notamment à la désastreuse conquête de Madagascar. La valse des affectations le mènera à Toulon, à Brest, au Congo ou en Indochine, lui valant au passage un paludisme qui le poursuivra durant toute son existence. Finalement promu capitaine de vaisseau, la Première guerre mondiale le conduira à un nouvel engagement, puisqu'il sera chargé d'organiser la défense antiaérienne de la capitale, alors soumise aux bombardements des Gotha et autres Zeppelin.
Une vision enchantée ferait de son parcours une paradoxale illustration de la plus pure méritocratie républicaine : on peut avoir été déporté de son pays natal pour être réduit en esclavage, et malgré tout donner naissance à un fils qui sortira de la plus prestigieuse des grandes écoles de la République avec un fort bon classement, puis suivra une carrière militaire qu'il terminera comme officier supérieur. Mais l'observateur objectif se doit d'ajouter que, au-delà de ses incontestables qualités, Sosthène Mortenol a bénéficié de l'appui d'un puissant parrain, en la personne de Victor Schoelcher. Et puis, dans la Royale, cette arme réputée pour son traditionalisme, un de Machin de Chose avec de tels états de service aurait sûrement atteint le grade d'amiral. Le fils d'esclave restera à l'échelon inférieur, victime de ce que l'on n'appelait pas encore le plafond de verre.

Que la presse adore ces destins exceptionnels qui lui fournissent de si bonnes histoires ne doit pas faire oublier que ceux-ci ont comme première propriété d'être, précisément, exceptionnels. Et ces histoires ne disent rien de tous ces anonymes, sans doute aussi capables qu'un Sosthène Mortenol mais qui, eux, n'ont pas eu la chance de rencontrer ces bonnes fées qui savent métamorphoser un destin. Le déterminisme sociologique n'a a jamais été autre chose que probabiliste. Toutes les exceptions restent, en permanence, possibles, et on laissera au statisticien le soin de calculer la probabilité composée des événements saillants de la carrière des frères Lachheb, fils d'un chef de chantier marocain, jumeaux, polytechniciens, et anciens de l'équipe de France de saut à la perche. Mais c'est seulement dans les contes de fées que les princes épousent des bergères étant entendu que, même dans les contes de fées, les princesses n'épousent jamais les bergers.