Il y a décidément quelque chose de troublant dans cette manie qui semble frapper les journalistes de la presse automobile, et qui les conduit à prendre le monde entier à témoin de leur exécration du scooter. Hier, Hugues, qui vit son parcours de cycliste comme un chemin de croix, pestait contre les entraves à sa liberté de circuler en paix que tresse autour de lui le ballet anarchique des scooters, créatures du diable, suppôts de Satan. Au moins le faisait-il sur son blog, dans un billet d'humeur, avec sa verve habituelle, et avec le concours éclairé de commentateurs de première qualité. Aujourd'hui, c'est dans les pages Opinions du Monde qu'un autre professionnel de sa profession, ou plutôt un ancien puisqu'il a abandonné sa fonction de journaliste dans la presse automobile pour fonder une agence de communication, =MCe, devenue un département de Sequoia, répand son fiel dans une fureur toute cathartique.

Ce n'est pas que son discours, en tant que tel, présente le moindre intérêt. Sa réthorique, qui prend appui sur la position de victimes des conducteurs de deux-roues motorisés, la catégorie la plus exposée au risque routier, pour les accuser de n'avoir que ce qu'il méritent, eux qui tombent sous les coups de leur indiscipline, de leur mépris des régles, de leurs, pour employer, comme lui, ce terme qui a beaucoup servi, incivilités, reste totalement rudimentaire. Ses références statistiques, dont il ne cite pas les sources, demeurent obscures : sans doute les données relatives à l'accidentalité viennent-elles de la Sécurité Routière, dans une version particulièrement ancienne de chiffres dont on a par ailleurs démontré qu'ils étaient construits avec des méthodologies invalides. Pour ce qui concerne les émissions de polluants des deux-roues motorisés, censés représenter 10 % d'on ne sait quel total, on évolue dans un nuage d'incertitude : ce n'est sûrement pas à l'ADEME, la seule source fiable en la matière, que l'on trouvera ce genre de chose, elle qui dit précisément le contraire, et fournit une amusante calculette grâce à laquelle on peut comparer les émissions dont un individu se rend responsable en effectuant un même trajet en autobus, en deux-roues motorisé, ou bien en automobile : là, on constate que le scooter se rapproche bien plus du bus que de la voiture. Quant à l'assise qui lui pemettrait de justifier cette ridicule théorie qui voudrait que les comportements délictueux de certains cyclistes et automobilistes trouveraient à la fois leur modèle et leur justification dans ces fameuses incivilités, elle nous renvoie au XIX ème siècle, à l'époque des errements d'un Gustave Le Bon ou d'un Gabriel Tarde. L'ensemble relève de propos de comptoir si éculés et superficiels que, s'aviserait-il d'en franchir la porte, ils vaudraient à coup sûr à leur auteur d'être banni à vie du Balto.

Il reste, alors, deux questions à élucider. D'abord, comment se fait-il qu'un individu que l'on peut supposer raisonnablement intelligent s'abandonne à des considérations aussi ordurières ? L'origine de sa fureur est vraisemblablement anecdotique : victime, sans doute, de la part d'un jeune conducteur de scooter d'un de ces gestes déplacés qui, ailleurs, peuvent vous mener devant un tribunal, il préfère laver son honneur dans les colonnes d'un quotidien de référence. C'est que, comme l'écrivait Luc Boltanski voilà plus de trente ans, la rue, et l'automobile, possèdent cette caractéristique de mettre directement en contact des univers sociaux qui, généralement, s'ignorent. En travaillant avenue Marceau, on a probablement plus de chances de croiser une élégante en Smart ou une mère de famille au volant de son 4x4 tellement plus sûr pour ses enfants, étant entendu que les enfants des autres n'ont qu'à s'occuper eux-même de leur sécurité ; pour autant, on n'y est à l'abri ni du livreur de pizza, ni du coursier syndiqué CGT, ni de leurs manières déplorables. Mais la rage, le mépris de l'autre, la haine parfois, qui suitent de cet article ont sans doute une justification plus profonde.
En 1994, en île de France, les immatriculations de deux-roues motorisés représentaient un peu plus de 4 % de celles des automobiles ; en 2006, on a dépassé les 15 %, et la hausse se poursuit. Et en plaçant, pour la même région, les ventes d'automobiles à l'indice 100 en 1994, on descend, en 2006, à l'indice 75. Cet essor du deux-roues au détriment de l'automobile a d'abord été favorisé par les mesures prohibitionnistes de la municipalité parisienne. Aujourd'hui, un levier autrement plus puissant prend le relais : le banlieusard isolé peut désormais choisir, pour effectuer son trajet quotidien vers son lieu de travail, entre sa vieille berline, qui lui coûtera douze litres de cette si précieuse essence pour cent kilomètres parcourus, ou un scooter, qui en consommera trois. Nombreux sont ceux qui abandonnent la première au profit du second ; de ce fait, ils ne se comportent pas seulement en rénégats : ils réduisent l'automobile à sa dimension utilitaire, et affirment que l'important, ce n'est pas l'objet lui-même, mais ce à quoi il sert. Alors, on comprend qu'un journaliste qui a appartenu à une presse automobile dont le fonds de commerce résulte de la valorisation des caractères symboliques de cette machine, le prestige, l'esthétique, la perfomance, le plaisir, éprouve face à cette attitude une déception d'autant plus forte que, même s'il refuse de se l'avouer, ce basculement marque le début de la fin. Alors, la vindicte et la dénégation interviennent comme un ultime refuge.
Reste à expliquer comment un texte aussi médiocre, aussi pauvre en arguments que riche en invectives, en préjugés, et en erreurs, un texte que bien des blogueurs considéreraient comme indigne d'être publié, a pu se frayer un chemin jusque dans les colonnes du Monde, même s'il se retrouve dans cette rubrique Opinions qui est un peu la tribune libre du quotidien de référence du soir. Il faut sans doute chercher la réponse dans sa signature, où l'auteur se présente comme ancien rédacteur en chef de "Auto-Moto" et de "L'Automobile Magazine". De cet ancien métier, il a sûrement conservé l'essentiel : son carnet d'adresses.