la force de l'invisible
On laissera aux spécialistes, seuls en mesure d'apprécier l'importance du déclabotage de la poupée du treuil tribord, le soin d'une analyse exhaustive des 184 pages du rapport que le Bureau
d'enquêtes sur les événements de mer vient juste de rendre et de mettre en ligne, au sujet du naufrage, voici bientôt trois ans, du chalutier Bugaled Breizh ; mais sa conclusion, décrivant un processus dans lequel interviennent successivement une ligne qui accroche le fond, une manoeuvre inappropriée, une mer forte sur l'arrière, des portes restées ouvertes, toutes circonstances qui, survenues isolément, n'auraient pas eu de conséquence, mais dont l'enchaînement selon un ordre et une durée précis conduisent à la catastrophe, signe la marque de fabrique de l'accident. On se souvient, avec cette démonstrative opération de renflouage, des moyens aussi considérables qu'inusités que la justice avait mis en oeuvre pour préciser le déroulement des faits ; on savait
pourtant que ces efforts d'élucidation resteraient parfaitement inutiles.
Car, dès le départ, et plus encore depuis la publication de ce rapport qui évoque, de la part de l'équipage, l'absence de respect des consignes de sécurité, ces contraintes formelles, malcommodes, et si profondément oubliées sous le poids de l'habitude que l'on ne veut surtout pas les voir réapparaître à l'occasion de l'accident, les familles des disparus avaient clairement prévenu qu'elles n'accepteraient d'autre conclusion que celle qui figure à la fin de cet article du Monde : "qu'on nous dise que c'est
un sous-marin".
Le choix de cette vérité-là, que seule étaye la tenue d'exercices militaires dans les parages lors de l'accident, en rappelle un autre, consécutif à une autre catastrophe survenue au large d'Antibes voilà près de quarante ans. Le rapport de l'enquête menée à l'époque par le Bureau Enquêtes-Accidents sur la disparition en septembre 1968 d'une Caravelle d'Air France assurant la liaison Ajaccio-Nice est lui aussi, tel qu'il fut publié au Journal Officiel en décembre 1972, disponible en ligne. Essentiellement consacré à l'incendie qui, prenant à l'arrière de l'appareil, conduisit plusieurs minutes plus tard à son écrasement en mer, lequel ne devait laisser aucun survivant, il retient qu'il a pu être causé par une défectuosité du chauffe-eau, et ce d'autant qu'un incident de ce type a entraîné la perte d'un autre appareil, au sol. Mais les familles des victimes, elles, ont décidé, sans l'appui d'aucun élément, contre toute évidence, malgré l'éloignement du centre d'essais de l'Île du Levant qui fournirait le coupable, d'imputer l'accident au tir d'un missile, et, aujourd'hui encore, certains de leur descendants continuent les procédures judiciaires qui viseraient à faire avaliser leur vérité.
Au delà du temps et de la distance sociale, puisqu'il n'existe sans doute rien de commun entre les passagers des lignes aériennes des années soixante et les marins-pêcheurs d'aujourd'hui, on retrouve la même volonté d'imposer la vérité de sa fiction, laquelle, avec une sorte d'inconsciente perversité, s'appuie sur l'opacité du secret défense, opacité redoublée par la nature des armes incriminées, ce sous-marin par définition invisible, ce missile tellement fin et rapide qu'on ne le voit même pas, et qui, en l'absence contrainte de tout élément visuel, seule preuve que retient le sens commun, permettra de toujours prétendre que le doute subsiste. Dans les deux cas, avec la même obstination, les proches des victimes construisent cette interprétation, ne retenant des faits qui leurs sont présentés que ceux qu'ils pourront utiliser comme appui, disqualifiant, en des termes parfaitement diffamatoires, ces enquêteurs eux aussi membres de cet appareil d'Etat qui, au nom de la raison ou du mensonge, sait par ailleurs garder ses petits secrets, et entrent ainsi dans ce vaste et confortable univers du complot dont ils seront à jamais prisonniers. Leur si télégénique indignation est sans doute loin de prendre fin, et aura fort probablement à s'exprimer de manière aussi explosive à l'issue de l'enquête judiciaire. Se trouvera-t-il quelqu'un pour oser leur dire qu'ils ont tort ?
Commentaires
Intéressant: c'est vrai qu'il faut se méfier de la théorie du complot. D'un autre côté certains cover-ups existent quand même... L'affaire Saint-Aubin, par exemple, tu la mets dans quelle catégorie?
S'il y a implication de l'Etat dans l'affaire Saint-Aubin, c'est au travers d'une action illégale dans le sillage de la guerre d'Algérie. La position des parents Saint-Aubin est donc sans doute plus crédible, mais pas forcément vraie pour autant : par exemple, les experts en accidentologie savent bien à quel point les rapports de police ou de gendarmerie sur les accidents de la route sont bourrés d'erreurs grossières. La situation est donc tout à fait différente puisque, si l'Etat couvre ici quelque chose, c'est une exécution sommaire, et pas un simple accident
J'en profite pour noter que, dans l'édition d'aujourd'hui d'Arrêt sur Images, David Abiker revient sur l'histoire du Bugaled Breizh au travers des commentaires du JT de TF1, que je ne peux voir, ne recevant pas la chaîne. Et il montre bien l'interaction entre les familles, leur avocat, et la télévision, qui participent conjointement à la production de cette fiction dont je parle, et dans laquelle chacune de ces parties trouve son intérêt. L'expert, austère et ennuyeux, note David Abiker, intervient pour briser l'enchantement collectif et produire une réalité grise dont on a vu à quelle point elle avait été violemment récusée.
Dans tout cela, la seule chose qui pourrait m'étonner, c'est la passivité des enquêteurs face aux accusations dont il sont l'objet. Laisser passer ça, à mon avis, c'est une erreur assez grave, et j'imagine, s'agissant pour l'essentiel de fonctionnaires, que leur Ministère de tutelle n'y est pas pour rien, et qu'il fait donc bon marché de leur honneur professionnel et ne se soucie nullement du coup qu'il porte ainsi à la crédibilité de leur travail.