Un évident consensus se dégage pour voir en l'affaire Dreyfus sinon la naissance, du moins la consolidation d'une figure devenue depuis familière, celle de l'intellectuel, et plus précisément de son moyen d'expression favori, la tribune où il prend position sur un sujet qui, en principe, agite les foules. Ce mode d'action est devenu si fréquent, et si banal, qu’il nourrit une abondante littérature sociologique. Et puisque les sociologues sont coutumiers de l'exercice, leur fonction publique essentielle revenant, au fond, à fournir un diagnostic sur le monde social tel qu'il est, il était inévitable qu'ils produisent, dans une logique plus étroitement épistémologique, nombre de textes analysant cette pratique. Ainsi Nathalie Heinich, sociologue spécialiste des mondes de l'art, a-t-elle publié en 2002 un article dans lequel elle pose des distinctions pertinentes entre les diverses modalités d'intervention, plus ou moins étroites, plus ou moins légitimes, des chercheurs, et dans lequel elle défend, envers et contre tous, l'impératif de neutralité axiologique. Cet article ouvrira un riche débat, duquel on se contentera de retenir la contribution, toujours très claire, d'Erik Neveu, politiste spécialiste de la presse et des mouvements sociaux.

Équipé de ce petit bagage conceptuel, on va s'aventurer sur un terrain au premier abord dépourvu de danger, et s'intéresser à une intervention récente, L'objet, modeste, ne se retrouve pas en première page d'un quotidien dit de référence, mais plus obscurément sur des supports variés dans la presse francophone. Cette tribune en forme d'appel s'ouvre avec le rituel "nous" qui signale les prises de positions collectives, celles des sauveteurs d'ours polaires, des défenseurs de la noble profession d'expert-comptable, des promoteurs d'une vie saine, rurale et bien de chez nous. Le texte, très court, a malgré tout été rédigé par une vingtaine de signataires, ce qui laisse présumer des débats passionnés et des compromis durement négociés. Ces rédacteurs, de plus, généralement liés d'assez près aux sciences dures, partagent une même caractéristique, un relatif anonymat qui les situe à l'opposé des porteurs professionnels de paroles diverses, bons clients des débats télévisés et habitués des pages opinion des quotidiens. Autant dire que, en se limitant à ces quelques propriétés, on peine à percevoir quelle genre d’indignation un tel texte pourrait bien susciter.
Alors, si indignation, très circonscrite au demeurant, il y a, c'est qu'il se lance, sans souci des conséquences, à l'assaut de deux bastions.

Car cette tribune a une cible précise : une certaine forme de journalisme scientifique, qui, plutôt que de faire son travail lequel, en l'espèce, en plus d'informer le grand public de nouveautés significatives, doit clarifier des choses complexes qui ne sont pas à la portée du commun des mortels, préfère se mettre au service d'un nombre délimité de causes, et va alors picorer dans telle ou telle étude scientifique les résultats qui l'arrange, tout en négligeant ce qui pourrait invalider ses convictions voire même, précise la tribune, attribuer cette production de données qu'il ne veut pas connaître aux manœuvres obscures de quelque lobby.
La cible essentielle de cette attaque n'aura eu aucune peine à se reconnaître, puisque, dans ce grand quotidien du soir qui avait refusé d'accueillir le texte, une réaction vient d'être publiée dans un cadre qui ne doit rien au hasard, celui d'une rubrique qui a comme raison d'être de trancher les polémiques, et de dire la vérité. Cette réaction mérite quelques commentaires, tant elle ne fait, par la manière même dont elle s'applique à contourner les critiques, que les confirmer. Elle réduit d'abord le collectif ouvert des signataires soutenant l'appel aux seuls scientifiques qui l'ont rédigé, limitant ainsi sa portée et, donc, sa légitimité. Elle transforme ensuite l'accessoire, les sujets polémiques pris comme exemple par la tribune, en essentiel, analysant chacun d'un d'eux, jugeant celui-ci acquis, et celui-là contestable. Se contenter de cette énumération n'est qu'une manière d'éviter soigneusement de répondre sur le fond, un tour de passe-passe de joueur de bonneteau qui trompe le naïf en le faisant regarder ailleurs.

Mais au-delà de sa cible essentielle, cette tribune a entraîné des dégâts collatéraux, et provoqué un sévère rappel à l'ordre venu des gardiens d'une chapelle du grand temple épistémologique. Car en défendant l'aptitude de la science à produire des connaissances fiables ce qui, il faut bien l'admettre, représente un strict programme minimum, ses auteurs ont plongé la tête la première dans un nid de vipères. Sans le vouloir, ils se sont retrouvés en terrain hostile, sur le domaine de la sociologie des controverses initié par, et rassemblé autour de, Bruno Latour avec sa remise en cause relativiste du mode de fonctionnement des sciences dures. Partisans d'une mode d'élaboration de la science qu'ils qualifient, comme tant de choses de nos jours, de citoyen, mode illustré par des travaux comme celui que l'on a évoqué ici, les tenants de cette approche cèdent trop souvent à une furieuse compulsion qui consiste à dévaloriser les opposants qu'ils se sont donnés en les stigmatisant sous l'étiquette de scientistes.

Affrontant ainsi deux catégories d’adversaires aguerris, organisés, et rompus aux polémiques, les auteurs de la tribune paraissent bien démunis. Il ne forment en effet qu'une coalition lacunaire, regroupement de quelques individus privé d'assise institutionnelle. Pourtant, ils tirent leur force d'un point commun : au travers de divers canaux, les blogs, Twitter, YouTube, qui délaissent les dispositifs de publication traditionnels, nombre d'entre eux consacrent une partie de leur temps à rendre leur domaine de recherche ou d'expertise accessible aux profanes. Chacun dans sa spécialité, ils rendent ainsi le service que l'on attend d'un journaliste scientifique, fournir une interprétation valide, éclairée et accessible de phénomènes, et de technologies, redoutablement complexes. Ici, comme souvent, la manière la plus économique de faire tomber les bastilles consiste à les contourner.