Un jour, peut-être, en retraçant la séquence politique que ce pays connaît depuis quelques mois, un historien sarcastique s'amusera à isoler l'épisode qui lui semblera le plus grotesque. À sa place, on choisirait sans hésiter ce moment où des élus fabriquent un scandale d’état avec la promulgation par le président de la République de la loi n°2023-270, promulgation supposée avoir sournoisement eu lieu au cœur de la nuit, pile à l'heure où les honnêtes gens dorment. Le Journal officiel, qui publie la loi dans son édition du 15 avril, n'existant plus depuis quelques années que sous forme électronique, et n'étant donc plus soumis au rythme particulier des quotidiens du matin, on se demande d'où peut bien surgir cette information. Peut-être de l'édition PDF du JO, datée précisément du vendredi 14 avril 2023, 23h46 UTC ? Il faut alors imaginer un Emmanuel Macron, lui dont chacun sait qui contrôle tout avec une précision maniaque, régler soigneusement son réveil sur l'heure dite pour être en mesure de boucler lui-même les 329 pages d'un quotidien qui doit impérativement être daté du samedi puisqu'il ne sort pas le dimanche ; un surhomme, assurément. Peut-être, plus sérieusement, l'historien s'intéressera-t-il à la curieuse trajectoire de cette loi, soutenue par une majorité relative, votée en dépit d'une obstruction féroce grâce à une procédure inhabituelle mais validée ensuite par le Conseil constitutionnel avant d'être promulguée dans la foulée, ce qui assure son effectivité, termine son trajet institutionnel et trouve sa place comme un élément parmi d'autres du grand corpus réglementaire qui gouverne la république.

Et pourtant, ça continue. Des manifestations aux coups d'éclat, de l'opposition persistante de syndicats pour une fois unis dans un front du refus unanime aux développements subtils d'un professeur au Collège de France qui tente de démontrer de toutes les manières possibles que cette démocratie-là, pourtant strictement inscrite dans le cadre du droit, n'est pas démocratique, la réforme ne passe pas. Elle souffre, certes, de multiples défauts, par exemple cette propriété de ne pénaliser que les actifs, et de ne modifier en rien la situation de cette frange de la population qui fait la fortune des croisiéristes, des agences de voyage et des propriétaires de maisons d'hôtes. Mais en cela, elle ne fait que suivre la ligne traditionnelle de conservation des privilèges acquis, connue sous l'acception pittoresque de "clause du grand-père".
Et nombre d'opposants prétendent que le financement des retraites ne pose pas de problème particulier. Ceux-là mêmes qui, voilà vingt-cinq ans, disaient que la question du chômage massif se résoudrait toute seule avec le départ en retraite des cohortes du baby-boom affirment ainsi aujourd'hui que l'équilibre des comptes naîtra automatiquement de leur décès.

Mais il y a plus. Si Dominique Schnapper analyse bien le caractère radical et dangereux de cette contestation née dans l'hémicycle et cristallisée, a l'écart de toute rationalité, dans une opposition maladive à un Emmanuel Macron devenu idéal-type de la haine de classe, on peut sans doute voir aussi dans cette exaspération le refus obstiné de la réalité, et la déception qui surgit lorsque celle-ci s'impose.
Ce choix, par définition détestable et détesté, de reculer l'âge de départ en retraite, ce qui à la fois raccourcit la durée de versement des pensions et allonge celle de la perception des revenus d'activité, signale un instant rare, une prise en compte de l'inévitable. Tentative insuffisante et inaboutie pour ajuster la réglementation à une évolution démographique pas spécialement neuve et aux effets impératifs, mais auxquels on espère toujours, en trichant, en rusant, en négociant un petit privilège, échapper, cette mesure peut s'analyser comme l'ébauche de cet aggiornamento tant attendu, et en particulier au-delà des frontières. Alors pourquoi si tard, pourquoi si mal ?

"Quand on veut la peau d'un ministre, on l'a." affirmait naguère, dit-on, un syndicaliste du secteur éducatif. À gauche comme à droite, Alain Savary ou bien Alain Devaquet, les exemples ne manquent pas de réformes piteusement avortées, et de ministres renversés par la rue. Pour les promoteurs d'intérêts corporatistes qui défendent avant tout leurs positions personnelles, le jeu des institutions démocratiques n'est que théâtre sans importance. Pour eux, le pouvoir effectif, accessible aux seuls initiés, n'est pas issu des urnes, mais s'exerce dans les coulisses, et se limite à instaurer un rapport de force bien souvent victorieux. Ici, pour l'instant, cette stratégie est un échec.
Dans ce monde en négatif où le déni de la démocratie naît du strict respect de la procédure, l'important n'est pas tant d'avoir mené ce combat que d'avoir résisté, fût-ce au prix d'une victoire à la Pyrrhus, là où d'autres ont abandonné. Mais alors, la suite ? Le ressentiment gronde, la révolte couve ce qui, dans le pire des cas, entraînera peut-être des conséquences catastrophiques, dont les premières victimes se recruteront dans les rangs de ceux qui appellent aujourd'hui à renverser le despote. Mais, après tout, l'un dans l'autre, grossièrement, sommairement, à la louche, on a ce qu'on mérite.