Prenons un individu honnêtement rationnel, emménageant voici quinze ans dans un appartement au dernier étage d'un immeuble de briques datant des années trente et encore à peu près dans son état d'origine. Il va commencer par isoler ses combles en posant une bonne couche de laine minérale. Il remplacera ensuite ses fenêtres pourries par des doubles vitrages. Profitant de la surépaisseur ainsi créée, il collera sur ses murs ces plaques de polystyrène qui augmenteront de moitié leur capacité d'isolation thermique. Faisant ainsi oeuvre de pionnier, il aura donc pris bien avant les autres toutes les dispositions possibles pour limiter autant que faire se pouvait sa consommation d'énergie. Mais en agissant ainsi, il ne s'est pas une seconde préoccupé du sort de la planète, mais uniquement de son intérêt personnel dans sa dimension la plus égoïste : chauffé à l'électricité, il ne visait qu'à limiter les déperditions du fruit de son dur labeur en direction des comptes d'EDF.

L'intérêt personnel restant la valeur la plus répandue au monde, on ne peut imaginer qu'une seule manière efficace de réduire le gaspillage d'énergie fossile : augmenter significativement son coût. Les déboires des constructeurs automobiles américains, mis en déroute par le renchérissement du prix de l'essence qui a orienté leur clientèle vers des modèles japonais, lesquels rendent le même service en consommant bien moins, montrent comment même l'intangible mode de vie américain s'effrite, pour peu qu'il devienne un petit peu plus cher à acquérir. Alors, on pourra se demander pourquoi les défenseurs auto-proclamés de la planète, réunis au sein d'une alliance qui fédère à peu près toutes les boutiques écologistes, ont préféré un mode d'action entièrement différent puisque purement symbolique.
Bien sûr, on trouve là, en première analyse, un calcul politique, puisqu'une participation massive à leur initiative qui consiste à éteindre, ce soir, toutes les lumières juste avant le Vingt Heures, initiative dont le succès paraît d'autant plus probable qu'elle ne coûte rien, ni en argent ni en contrainte, et dont le rendement sera d'autant plus élevé que ses résultats pourront être annoncés immédiatement après au journal télévisé, vaudra approbation populaire de leurs thèses. Mais on commettrait une erreur fondamentale en ne voyant là qu'opportunisme, aussi bien qu'en ne trouvant chez les adhérents à l'opération qu'une occasion de se donner bonne conscience pour vraiment pas cher, c'est à dire de faire une bonne action.
Car au delà des profits de tous ordres, même s'ils sont essentiellement symboliques, qui motivent, d'une façon plus générale, l'action des activistes écologistes, au delà du conglomérat d'intérêts variés aux logiques parfois contradictoires qui sont réunis pour l'occasion, tous les participants, organisations comme individus, à l'opération de ce soir partageront la même conception, rousseauiste pour être rapide, d'une humanité qui pêche par ignorance, que l'on peut donc amender par l'éducation, et qu'il suffit d'éduquer un peu plus et un peu plus souvent pour qu'elle finisse par s'amender. Penser, a contrario, que seul l'intérêt égoïste peut la pousser à agir revient à dénier, en une seule phrase, toute pertinence au mode de pensée comme au mode d'action principal qui caractérisent ces organisations : cette contradiction insoluble qui les conduirait à se nier elles-mêmes explique pourquoi ce simple terme, "intérêt", restera à jamais banni de leurs discours, alors même qu'il représente le seul levier efficace pour atteindre les buts qu'elles se donnent.

Quant à notre individu rationnel, participant ce soir, à l'heure dite, comme tous les premiers jeudi du mois, aux sombres complots d'une bande de primitifs énergivores, il manifestera sa désapprobation contre ces sottises en laissant une lumière allumée chez lui. Mais comme c'est une ampoule basse consommation, il est presque sûr d'être pardonné.