le cube de glace
En publiant en page douze de son édition datée d'aujourd'hui un entretien avec André Roelants, président de Clearstream, filiale de Deutsche Börse et un des principaux acteurs européens du règlement-livraison, entreprise à laquelle on a déjà consacré un billet qui, même si
l'analyse en paraît bien sommaire, ne semble pas avoir tellement vieilli, Le Monde ne rate pas une excellente occasion d'échauffer un peu les esprits, en cette période estivale où ceux-ci, bien souvent, sont en congé. Bien évidemment, l'article traite d'actualité : on y évoque les conséquences de la crise financière, le spectre du risque systémique, la faillite de la régulation. Mais, on le sait bien, tout
ça, c'est pour la galerie, pour justifier la publication de l'entretien dans les colonnes Économie & Entreprises ; le vrai sujet, en fait, c'est l'Affaire, et sa conclusion sans doute définitive, puisque son initiateur, Denis Robert,
abandonne la partie, et que son
compagnon de route, Ernest Backes, le cadre dirigeant que Clearstream avait licencié, se voit débouté par la CEDH, laquelle, à la lecture de l'arrêt qu'elle a rendu le 8 juillet dernier, doit sans doute modérément apprécier d'avoir été dérangée pour si peu.
Evidemment, il ne saurait être question d'adopter la moindre position sur la question, ce qui reviendrait à rejoindre l'un ou l'autre camp, et à le faire sur des bases sans doute assez friables. Si l'affaire Clearstream présente tellement d'intérêt, ce n'est pas dans ce qu'elle prétend révéler : c'est parce qu'elle fournit la meilleure illustration possible, dans toutes les dimensions qu'elle explore, du fonctionnement social de cette figure absolument singulière que l'on appelle un journaliste d'investigation.
Commençons par poser une hypothèse zéro, au sens ou l'entend Howard Becker : obtiendrait-on le même succès public en
dénonçant des manoeuvres obscures au sein de telle ou telle société, propriétaire de centres de données informatiques ? Leur activité s'effectue pourtant avec le maximum de discrétion, à l'abri de hauts murs renforcés de barbelés et couverts de caméras de surveillance, dans des immeubles perdus au coeur de banlieues anonymes. Qui peut affirmer, et eux-mêmes sont sans doute incapables de le faire, que, quelque part au milieu de leurs teraoctets d'espace disque, on ne pourrait pas trouver des listes
suspectes, des données maffieuses, des fichiers pédophiles ? Personne ne les connaît et, pourtant, leur rôle est rigoureusement comparable à celui de Clearstream : inconnues du grand public avec lequel elles n'entretiennent aucun lien direct, elles fournissent à leurs
clients institutionnels des prestations logistiques portant sur des éléments immatériels ; un seul point les distingue : les centres de données relèvent du secteur informatique, Clearstream, de la finance. On bascule ainsi de la technologie absconse au réceptacle de tous les
fantasmes.
Et c'est le terreau sans lequel le journaliste d'investigation ne pourrait prospérer : son activité n'est pas factuelle, mais symbolique. Il ne sert pas à démontrer des choses, ce dont, faute de moyens matériels et de compétences techniques, il serait le plus souvent incapable, mais à occuper une fonction, celle du redresseur de torts qui, par son existence même, justifie une certaine vision du monde, et une vision fondamentalement
pessimiste.
Alors, l'objet de Clearstream, obscur et secret par définition, le devient par intention, et en fait un sujet d'autant meilleur que personne n'avait eu l'idée de s'y intéresser avant. En plus, les circonstances s'en mêlent, avec la rencontre d'Ernest Backes, ce cadre licencié qui a des choses à dire, et dont il est bien regrettable qu'il ait attendu d'être licencié pour les raconter, tant cette position fait nécessairement naître quelque doute quand à sa sincérité. Mais la machine ne démarre vraiment que lorque les publications de Denis Robert entraînent la réaction judiciaire de Clearstream : évidemment, il aurait été bien plus habile de la part de l'entreprise de restreindre la portée
de son action en diffamation, et de se contenter de réclamer l'euro symbolique. Mais, comme le dit André Roelants, elle ignorait tout de la bonne manière de se comporter en public, chose que, après tout, elle n'avait aucune raison de savoir faire. Du coup, elle transforme le journaliste en héros, et l'affaire se limite désormais à décrire le chemin de croix d'un persécuté, que l'on cherche à tout prix à faire taire, avec par exemple le harcèlement incessant de ces actes de procédure, lesquels n'ont pourtant d'autre but que de maintenir ouvertes des affaires qui, en leur absence, seraient prescrites au bout de trois mois.
Ainsi se dégage à la fois le rôle du journaliste d'investigation, et la nature de son public : ce journaliste, en fait, est un opérateur de
simplification du monde. Il permet de transposer une réalité techniquement impénétrable, juridiquement complexe, politiquement indécise, en la portant du côté de cette si rassurante morale qui permet à chacun d'intervenir, et où le seul fait d'avoir
un objectif lucratif vous place irrémédiablement du côté du mal. Et on s'adresse ici exclusivement à un public que l'on connaît bien, celui du catholicisme de gauche, la matrice du Monde Diplomatique, de Télérama, ou d'ATTAC : la lecture des commentaires de soutien à Denis Robert montre bien, au delà de la diversité des personnes, la triste monotonie d'une vision du monde béatement simpliste.
On comprend alors l'anathème qui frappe un
Philippe Val, que l'on croyait des nôtres, et qui se révèle n'être qu'un sinistre rénégat. Mais, malheureusement pour leurs
adeptes, les prescriptions de ces opérateurs ne sont efficaces que pour ceux qui croient à la magie.
Commentaires
On a les mêmes "aversions", c'est à dire les incorrigibles donneurs de leçon du Monde Diplomatique, d'Attac, d'Arte, etc...douillètement installés dans la société capitaliste qui disent le Bien et le Mal jour après jour comme le faisait Madame Verdurin en commentant chaque matin du fond de son lit les articles décrivant les horreurs de la Guerre de tranchées tout en grignotant son croissant obtenu par autorisation spéciale du Ministère.
Intéressante contribution sur la figure du journaliste d'investigation. Après avoir pourtant ingurgité quelques dizaines de milliers de lignes sur "l'affaire", je n'ai encore aucune opinion sur le fond. Ceci pour dire que je m'intéresse là à la forme "morale" que vous décrivez. Le côté "redresseur de torts" que vous décrivez peut, il est vrai, ulcérer. Mais vous semblez dire qu'il y a eu une sorte d'unanimité du soutien à Denis Robert, et que quelques voix, plus lucides, s'élèvent pour en appeler à la raison. Hors le monde d'intellectuels et intellectuels-militants que vous décrivez ("catholicisme de gauche", alternatifs, extrême gauche, altermondialisme) ne représente sur le plan des médias qu'une très faible part du "bruit ambiant". Au contraire, justifié ou non, il y a plutôt eu un certain silence médiatique (à la différence de l'affaire "politique") autour du fonctionnnement des chambres de compensation. Donc à moins que vous ne portiez vous-même une attention disprortionnée aux analyses provenant de ces "milieux", on peut penser que les faits que vous décrivez influencent peu le corps social ?
Cette réflexion n'est pas très rigoureusement construite, vous m'en excuserez ... je manque de courage à l'instant pour une rédaction plus précise ... ;o)
En fait, cette affaire, c'est quoi ? Un journaliste qui travaille seul et se consacre entièrement à son sujet - une des définitions possibles du "journaliste d'investigation" - acquiert la conviction qu'un intervenant du secteur financier, purement technique et sans lien direct avec le grand public, Cleartstream, un des deux spécialistes européens du règlement-livraison, cache des choses. Cette conviction est appuyée sur le témoignage d'un cadre licencié, bientôt suivi de celui d'un informaticien. A partir de là, on peut suivre deux chemins radicalement divergents.
Ou bien on adopte la position du journaliste, donc l'explication, la seule possible, par le complot : si le cadre a été licencié, c'est parce qu'il voulait parler. D'ailleurs, on cherche, par l'action en justice, à faire taire le journaliste : on a donc bel et bien de lourds secrets à cacher. La preuve : c'est la justice luxembourgeoise qui est saisie, laquelle, bien sûr, dans le paradis fiscal du grand duché, est aux ordres de la finance. La pétition du Comité de soutien à Denis Robert, que j'avais placée en lien vers Davduf, illustre parfaitement cette position, avec sa lecture tout particulière de l'affaire. Mais ça déborde : maintenant, c'est le tribunal de Bordeaux qui condamne Denis Robert, puis la CEDH qui considère que les droits à un procès équitable d'Ernest Backes n'ont pas été violés : là, ça devient vraiment difficile de poursuivre sur le complot. Donc, on arrête.
D'où la position antagoniste : rien ne permet d'affirmer qu'il existe, simplement, quelque chose comme une "affaire Cleartsream". Celle-ci naît de la volonté du journaliste, dont l'obstination, et les soutiens qu'il reçoit à mesure que les ennuis s'accumulent, finissent par créer cette affaire comme un construit social, dans lequel se retrouvent ceux qui partagent une même conception du monde : la liste des pétitionnaires est à ce titre révélatrice, tout comme la requête Google qui ne donne pas une note discordante. A l'exception, exception qui mériterait d'être creusée, de Marc Amblard, il semble que Denis Robert ne possède aucun appui dans le monde de l'économie et de la finance, celui qui dispose pourtant des compétences techniques qui lui font défaut. Le complot, sans doute.
On se trouve, en fait, largement dans le domaine de la fiction, avec ce "journaliste d'investigation" qui, par définition, ne peut fonctionner comme un journaliste ordinaire, cherchant des faits et des preuves pour se faire une conviction puisque, dès le départ, sa conviction est faite, notamment en ce sens où il lui appartient, de son propre chef, de faire à la place des institutions - la justice en particulier - le travail que, il en est persuadé, elles refusent de faire. On s'en rend compte, c'est un héros de roman, et, finalement, un héros assez infantile.
Alors bon ...
Je suis assez d'accord sur toutes les dérives possibles d'un journaliste travaillant sur un sujet "sensible" (on peut "investiguer" sans que le sujet ne soit sensible) nées d'une conjonction de facteurs émotifs puissants : posture de justicier, martyrologie, défense de l'intégrité de son discours tout simplement - (parfois aux dépens de l'auto-critique, schème fréquent dans des discussions quotidiennes) ... Je crois que dans l'immense majorité des cas le dit journaliste est sincère, mais il va de soi que ce n'est en aucun cas un garant de pertinence.
Je suis plus réservé sur la question des compétences. Je ne vais pas entreprendre une recherche fastidieuse, mais vous m'accorderez que si l'on fait la liste de certaines pratiques illégales dévoilées par des enquêtes et avérées par la suite (par la justice) , on trouvera à l'origine de ces enquêtes de nombreux enquêteurs "non-experts". Evidemment, que dans l'absolu, il serait de loin préférable d'être toujours en "binôme" avec un expert. Mais, il ne faut pas non plus jouer à l'ange, cela peut-être très compliqué, si le sujet est sensible, de trouver quelqu'un du milieu enquêté qui soit prêt à jouer le jeu. Cela comporte des risques professionnels évidents, que l'enquête soit complètement à côté de la plaque ou qu'elle lève un lièvre d'ailleurs ...
Pour revenir à Clearstream, dire que tout cela se résume à un délire me semble excessif. Mais comme je ne suis pas du milieu, mon avis n'a aucune légitimité ... ;o).
Relire certaines auditions de la mission d'information parlementaire sur le blanchiment peut s'avérer un bon exercice pour essayer de garder un point de vue équilibrée à propos de ces organismes. Ce qui semble pouvoir être déduit de l'audition de Marson, par exemple, c'est que l'image de "Grande lessiveuse" pourrait bien être du folklore de cowboy justicier, mais de là à entendre que "tout est clair", il faut vraiment avoir une oreille spéciale, sachant que Marson parle de son milieu professionnel (Pas beaucoup d'Armstrong pour parler clair du dopage...)
Je pense que cela mérite plus que l'étiquette "délire justicier". Cela dit mon opinion n'est absolument pas constituée.
Audition de Marson : http://www.arnaudmontebourg.fr/web/...
Audition de H.
http://www.arnaudmontebourg.fr/web/...
Extrait du rapport
http://www.arnaudmontebourg.fr/web/...
Et bien sûr tous les documents de la mission
http://www.assemblee-nationale.fr/1...