La vie du doctorant en sciences sociales, les témoignages à ce propos abondent, n'est que douleur et frustration. Certes, il lui arrivera de croiser quelques heureux élus : sélectionnés depuis longtemps par ces institutions au statut dérogatoire, Normale Sup', Sciences Po', EHESS, leur petit nombre et leurs propriétés adaptées leur permettront d'assurer la reproduction du corps des professeurs de l'enseignement supérieur. Ils seront, de plus, à même de bénéficier au mieux de ces soutiens institutionnels aptes à leur ouvrir des portes fermées au commun des mortels, soutiens qui feront défaut aux autres, la population pléthorique des anonymes. Assez pénible en temps ordinaire, lorsqu'il s'agit par exemple de recueillir l'assentiment préalable à un entretien auprès de tel haut fonctionnaire qu'on ne sait trop comment joindre, cette situation devient difficilement supportable lorsque la porte en question, aussi close que soigneusement gardée, livre accès à ces archives qui, racontant la manière dont sont prises les décisions qui vont réglementer la vie des citoyens, ont pourtant vocation, dans une démocratie, à être publiques.
Le chercheur n'ayant en l'espèce pas à avoir plus de droits qu'un citoyen ordinaire, il se trouvera confronté aux mêmes difficultés que l'historiographe amateur, pour peu que celui-ci ait le malheur de s'intéresser à un sujet un petit peu contemporain, traitant, en fait, d'événements qui se sont produits sous la Ve République. Car l'administration, selon un principe qui rappelle d'assez près la défense en profondeur dont dépend la sûreté des installations nucléaires, a soigneusement mis en place une série de verrous qui, sur plusieurs étages, la protègent des intrusions de ces importuns, chercheurs animés de la coupable intention de trouver, ou simples citoyens. Et sa tactique principale fait appel à l'éloignement, dans l'espace d'abord, dans le temps ensuite.

Quand, à la fin des années 1960, décision a été prise de séparer la noblesse des archivistes-paléographes du vulgaire intéressé par des matières contemporaines, une moderne cité des archives a été édifiée sur un terrain opportunément laissé libre par l'OTAN : malheureusement, il ne s'agissait pas de la porte Dauphine qui accueillera l'université du même nom, mais d'un espace mitoyen de la caserne de gendarmerie de Fontainebleau, soit à peu près la position la plus éloignée du centre que l'on pouvait encore trouver à l'intérieur de l'Île de France. Sur place, le chercheur disposera d'une vaste salle de lecture, fort bien éclairée, où il lui faudra d'abord réussir, en attendant son tour, à consulter les catalogues détaillés des dépôts d'archives, la base accessible en ligne ne fournissant que des renseignements fort succincts. En effet, deux postes informatiques sont prévus à cet effet, et deux postes seulement. Ils permettent d'accéder à une série de dossiers dont les noms sont formés d'une année et d'un numéro d'ordre, dossiers qui renferment chacun un descriptif détaillé d'un versement d'archives particulier, lequel peut fort bien comprendre des mètres cubes de cartons. Enregistrées sur un serveur de fichiers sous Linux accessible par Samba, ces données, techniquement, pourraient tout aussi bien être consultables à partir d'autres endroits, le centre parisien des Archives Nationales, rue des 4 Fils, ou bien des postes répartis ici et là, dans les bibliothèques universitaires ou les centres de documentation des laboratoires du CNRS, par exemple. En principe, chaque dossier contient un descriptif, unique, sous forme de fichier Word ou OpenOffice ; en réalité, des dossiers par dizaines sont vides, contraignant ainsi le chercheur à faire appel aux archivistes qui, avec un peu de chance, pourront lui fournir une version papier du catalogue convoité. Alors, il sera presque parvenu à vaincre le premier obstacle, le moins redoutable.

Car une barrière bien plus rude l'attend, la conception particulière que l'administration a de la loi. Celle-ci pose pourtant un principe simple : sauf exceptions, tous les documents administratifs, une fois versés aux archives, sont en libre accès. Limitative par définition, la liste des exceptions qui confine les archives au secret durant vingt-cinq, cinquante, soixante-quinze ans, voir plus, concerne, comme on pouvait s'y attendre, des situations classiques : secret industriel, défense nationale, sûreté de l’État, vie privée. S'intéressant à la politique publique de sécurité routière, soit à la manière dont, presque toujours à l'écart du débat parlementaire, l'administration règlemente l'aspect le plus quotidien et le plus universel de la vie du citoyen, la façon dont il se déplace, le chercheur imaginait mal qu'on l'empêchât d'accéder aux archives sur la question : à la seule exception du secret des délibérations du gouvernement, aucune restriction ne lui semblait opposable. Mais, faisant de l'exception une règle, l'administration ne l'entendait pas ainsi. Cherchant systématiquement à profiter du délai de confidentialité le plus long possible, en l'espèce, vingt-cinq ans, elle a toutefois eut soin de laisser, à sa seule discrétion, une porte entrouverte, puisque l'accès à ces archives secrètes reste toujours possible, moyennant dérogation. Dans la salle de lecture de Fontainebleau, deux tables sont réservées à la consultation de celles-ci : là, sous l'œil inquisiteur du pion, ce garnement de chercheur qui a l'audace de s'intéresser aux décisions récentes des pouvoirs publics et la naïveté de penser que ceux-ci vont tranquillement le laisser faire pourra, la honte au front, se livrer à sa coupable activité, jusqu'à un certain point. Car la dérogation, facilement accordée, vient avec une restriction, qui interdit toute forme de reproduction des documents en question. C'est qu'un refus de dérogation se doit d'être motivé : accorder celle-ci tout en contraignant le chercheur à faire les cent kilomètres qui le séparent de Fontainebleau seulement armé d'un papier et d'un crayon permet de se débarrasser bien plus efficacement de l'importun sans avoir à rendre aucun compte.

Jean-Claude Thoenig, dans un ouvrage ancien, donc classique, évoquait, un peu sur le ton de la plaisanterie, ce "cercle restreint de cadres supérieurs (qui) impose ses propres choix (...) à la collectivité et à ceux qui sont censés la diriger". Le sociologue sait bien que la réalité est loin d'être aussi sommaire ; mais les quelques recherches qu'il peut malgré tout mener lui montrent que, si ces stratégies, parfois, échouent, ce n'est pas faute d'essayer, et d'essayer avec une inventivité, une astuce, une connaissance à la fois de la vraie cartographie du pouvoir, et de l'immense répertoire des moyens d'action de tous ordres qui sont le propre des initiés, qui rendent et les administrateurs et leurs stratégies redoutables. On peut se réjouir du vent nouveau, de l'élan irrésistible qui ouvre les portes de l'administration, de ses secrets et de ses données, de cet éternellement neuf qui n'est qu'éternellement vieux. Instruit d'expérience le sceptique, grognon, plutôt que de se contenter de ce que l'autorité décide souverainement de lui offrir, préférera attendre qu'elle satisfasse ses demandes propres, sans les assortir de ces modestes restrictions, de ces ordinaires conditions qu'elle a soigneusement conçues pour rendre son travail impossible. Dans le contrat fictif passé entre administration et citoyen, mieux vaut porter la plus grande attention à ce qui est inscrit en bas de page, en petits caractères.