Symboliquement comme physiquement, le TGV représente décidément une cible bien trop facile. Il exacerbe d'abord la vulnérabilité inhérente à tout réseau ferroviaire, lequel implique une synchronisation minutieuse de tous les trains qui y circulent. Un signal en panne, un camion en travers de la voie, et tout s'arrête ; alors, le système s'effondre, et le mal se propage de gare en gare et sur des centaines de kilomètres. Il souffre ensuite de sa notoriété, qui garantit aux actions qui le visent un retentissement autrement plus large que si elles prenaient pour objet la micheline Nice-Digne. Il s'appuie, enfin, sur un réseau en cours de construction, lequel, pour son malheur, arrive à une époque durant laquelle, contrairement au XIXème siècle, les ingénieurs ne peuvent plus agir au mieux de leurs intérêts, et tracer tout droit sans se préoccuper du reste. Rien d'étonnant alors à ce qu'il devienne un gibier de choix pour les activistes d'extrême-gauche. Et si l'on n'attend plus grand chose de l'affaire de Tarnac, sauf peut-être un non-lieu discret au milieu des remous des campagnes électorales, il semblerait que les cousins transalpins des faucheurs de caténaires aient passé la frontière, mettant ainsi en lumière la virulente opposition qui entoure, côté italien, la construction de la ligne TGV Lyon-Turin.
Non que la contestation de ce type d'infrastructure soit un fait nouveau. En son temps, le TGV Méditerranée en avait fait les frais, servant ainsi de prototype à des mobilisations associatives rassemblant des acteurs aux intérêts très divers et parfois antagonistes, mais qui sauront malgré tout contraindre la SNCF à redéfinir, même de façon marginale, son projet, forçant ainsi une négociation qui depuis lors dépasse largement le cadre des rituelles et formelles enquêtes publiques. Et si, au premier abord, l'opposition à la nouvelle ligne Lyon-Turin semble bien relever de la stratégie des NIMBY, elle possède quand même une propriété originale, puisqu'il ne s'agit pas ici de contester un tracé, mais l'existence même du projet. Ce qui, si l'on regarde avec un peu d'attention le trajet en question, ne manque pas de susciter quelques interrogations.

La merveilleuse carte mise en ligne par la Stampa permet de replacer la ligne dans son contexte. Celle-ci forme en effet un petit segment du corridor 5, l'axe ferroviaire sud-ouest/nord-est qui devrait à terme permettre une liaison à grande vitesse entre Lisbonne et Budapest, et même jusqu'en Ukraine. Le tunnel de base, long de 57 kilomètres et reliant Saint-Jean de Maurienne à Susa constitue le nœud du problème ; il ne s'agit, pourtant, que du principal ouvrage d'une ligne qui ne comportera pas moins de huit tunnels majeurs. Côté français, on prévoit au total 140 km de voie, dont 86 seront enterrés ; et la quasi-totalité du parcours à l'air libre se situe de ce côté-ci de la frontière. Côté italien, le tunnel de base débouchera en effet à Venàus, longera Susa avant de replonger aussitôt : la distance en plein air, à la merci des vandales et des ligures, ne doit pas dépasser cinq kilomètres. Ensuite, le TGV roule dans un tunnel de plus de vingt kilomètres de long, ressort fugitivement, et termine en souterrain son parcours à Turin.
En d'autres termes on peut, sans doute à très bon droit compte tenu de l'ampleur des travaux et de leur difficulté, contester la pertinence du projet, son coût, son utilité. Très probablement, si jamais il voit le jour, les aléas du chantier rempliront pour longtemps l'agenda de la Cour des comptes. On peut aussi, dans cet ordre d'idées, s'interroger sur cette manie de tout enterrer, par exemple la nouvelle ligne électrique haute tension qui passera sous les Pyrénées, et en courant continu, générant ainsi un surcoût considérable et d'énormes difficultés techniques. Pitoyable effet de la tragédie des biens communs, où il est tellement plus commode d'acheter sa tranquillité en planquant sous terre les ouvrages à problèmes, avant de répartir leur coût sur l'assemblée muette des contribuables. Mais, sauf à faire preuve de la plus absurde mauvaise foi, impossible, à Susa, de retenir la gêne imposée à des riverains qui doivent déjà, et sur des distances autrement plus longues, supporter autoroute et voie ferrée. Ce qui rend d'autant plus intéressante l'analyse rapide des justifications avancées par les contestataires, telles qu'elles sont résumées par l'un d'eux dans le billet déjà cité de France 24.

On s'en rend alors compte, ce qui est en cause, c'est la notion même de TGV. Dans une lecture du plus pur style communauté et société, et dans un merveilleux aveu qui ne pourra que réjouir les partisans du moindre effort intellectuel auxquels il suffit, pour déprécier les écologistes, de les stigmatiser en adeptes du retour au Moyen-Âge et de l'éclairage à la bougie, l'anti alta velocità vente les communautés villageoises médiévales, et l'époque où les voyageurs, du pas lent de leur monture, s'arrêtaient dans chaque village, l'époque, aussi, où l'on mourrait là où on était né sans rien connaître des alentours. Le TGV, évidemment, n'est pas de ce monde-là. Tout au contraire, il est du genre des projets majeurs qui dessinent l'Europe de demain, et dont les effets ne peuvent s'apprécier qu'à très long terme. Ce qui ne peut que conduire à tracer un autre parallèle.
Plus au nord, et sur l'axe sud-nord, un autre tunnel majeur vient tranquillement de voir le jour : approuvé en votation populaire, le Gothard n'est pas encore en service, mais la fierté qu'il suscite permet une réconfortante découverte, puisqu'il existe encore, au cœur de l'Europe, une nation d'ingénieurs, un pays, aussi, où l'intérêt public n'est pas une notion morte, où le général arrive à vaincre le particulier, et où force reste encore à une loi, en particulier lorsqu'elle est confortée par le vote des citoyens. On ne saurait imaginer plus saisissant contraste avec l'activisme qui agite le val de Susa, mélangeant opportunisme et localisme, attirant les professionnels de la lutte armée, et se résolvant dans une volonté obstinée et radicale de refuser la loi commune. L’État, une fois de plus, se trouve confronté ici au défi de ces groupes qui, au delà de leurs objectifs et de leurs justifications totalement particuliers, se ressemblent en ceci qu'ils lui contestent son fameux monopole de la violence physique et cherchent à imposer, sur un territoire restreint, pour une population précise, leur propres lois : intégristes, mafieux, autonomes, même combat.