L'heure est grave et, plus que jamais, le barbare à nos portes. Hugues, du moins, semble le craindre ; et il cite une tribune parue dans Le Monde et signée Robert Kagan, lequel en est totalement convaincu : l'Ossétie méridionale, c'est les Sudètes, bientôt, comme Prague en 1939, Tbilissi tombera et, donc, Poutine, c'est Hitler, Sarkozy, Daladier et, pour incarner Chamberlain, on se permettra de penser qu'il verrait bien Angela Merkel. Mais ce n'est pas seulement l'ineptie propre à tout parallèle de ce type, où, dans la vaine recherche d'une sorte de mécanique historique universelle qui marche à tous les coups et dans toutes les situations, on néglige tous les éléments qui viendrait invalider la comparaison tout en grossissant les similitudes, qui rend celle-ci futile, mais bien le fait que rien, dans la manière dont les choses se sont déroulées et se déroulent encore, ne permet d'affirmer qu'il en va de la Géorgie d'aujourd'hui comme de la Tchécoslovaquie de 1938.
Pour cela, il faudrait que, après avoir rompu tous ses engagements et au terme d'un vaste programme de réarmement, un pays militarisé jusque dans ses écoles maternelles décide d'annexer une démocratie voisine, laquelle se trouvait liée par des accords de défense avec la Grande-Bretagne et la France. La crise ainsi provoquée aurait conduit, en échange d'une promesse à laquelle seul un pompeux imbécile du calibre de Neville Chamberlain pouvait croire, à la capitulation de la démocratie face au totalitarisme, et, malgré les traités, à l'abandon des tchèques. Or, chacun de ces points dément toute similitude avec l'actuelle situation en Géorgie.

D'abord, parce que, malgré tout, entre l'autoritarisme d'un Poutine et le totalitarisme hitlérien, la différence tient plus du gouffre que du nid-de-poule. Sûrement, la population russe songe autrement plus à s'enrichir sur le mode le plus strictement capitaliste qu'à relever l'honneur perdu de l'empire déchu et, à ce titre, le parallèle que Robert Kagan trace avec le "coup de poignard dans le dos" du traité de Versailles montre à quel point il préfère s'abandonner à ses fantasmes plutôt qu'étudier un peu l'histoire européenne, en particulier celle de l'Allemagne de Weimar, de la crise économique et de l'hyperinflation. L'armée russe, d'autre part, du moins dans les images que l'on peut voir aujourd'hui en Géorgie, ressemble toujours à cette vaste et hétéroclite collection de matériel périmé : on découvre toujours les mêmes BMP-2, T-72, voire quelques archaïques PT-76 rescapés de la ferraille, qui équipaient les troupes défaites en Afghanistan voilà bientôt trente ans. Pour trouver en Russie des chars plus modernes, il faut aller chercher le T-90 dont, nous dit un connaisseur, la désignation originale de T-72BU fut changée pour faire oublier le désastreux spectacle des carcasses fumantes de T-72 irakiens ; de ce T-90, précise le webmestre de army-guide.com, la Russie possède une centaine d'exemplaires. Il doit savoir de quoi il parle : il est ukrainien. Évidemment, ces antiquités suffisent largement à écraser la Géorgie ; mais écraser la Géorgie, même l'armée belge pourrait le faire. Et pour que l'Europe occidentale ait à craindre le militarisme russe, il manque encore à celui-ci quelques centaines de milliards de dollars d'investissements.
Il n'y a, enfin, sur le plan politique, aucune comparaison possible avec 1938 : rien d'autre qu'une sympathie certaine pour une petite démocratie viticole ne relie l'Union Européenne et la Géorgie, avec laquelle le passé commun semble bien limité. Et les positions de Nicolas Sarkozy et, plus encore, d'Angela Merkel, n'ont rien de munichois. Bien sûr, les moyens d'actions sont sévèrement restreints, et la Russie n'est pas un partenaire économique facile, comme le démontre encore la mésaventure de Robert Dudley, PDG du pétrolier russo-britannique TNK-BP et désormais contraint de diriger son entreprise en exil. Mais l'économie russe relève encore largement du tiers-monde en ce sens où, à la différence de la Chine ou de l'Inde, elle vit essentiellement de ses exportations de matières premières. Or, là, la dépendance est réciproque, en particulier lorsque, comme pour Gazprom, le client se trouve au bout du gazoduc, et seulement là : si ce client-là n'est pas roi, du moins dispose-t-il aussi de quelques moyens de pression.

Objectivement, la crise est bien moins grave que celle des missiles de Cuba, en 1962, que l'intervention soviétique en Afghanistan, voire que l'invasion de la Tchécoslovaquie en 1968, à laquelle elle ressemble fort et qui, pourtant, malgré la date anniversaire, n'est l'objet, de la part de Robert Kagan, d'aucune allusion. Alors, il faut vraiment regretter profondément la guerre froide et la confortable simplicité de son monde binaire pour souhaiter si ardemment son retour.