Au Béarn, cette terre bénie des sociologues, l'ours divise. Dans cette décision en référé du Conseil d'État qui autorise la Ministre de l'écologie à poursuivre le programme en cours et à lâcher ses ours dans la nature pyrénéenne, et déboute donc les requérants, soit quatre communes des Hautes-Pyrénées, une des Pyrénées-Atlantiques, et tout ce que l'on peut trouver comme organisations agricoles au sud de la ligne Narbonne-Biarritz, se lit la poursuite d'un vieux conflit aux termes absolument binaires, qui oppose, sur la question de la possession effective d'un espace public, et donc de son partage entre des intérêts divergents, le berger et les autorités.

La lutte est inégale ; pourtant, les thèses des éleveurs, très fugitivement diffusées, ne manquent pas de sens. L'un d'entre eux, voici quelques années, du temps du ministre d'avant et des réintroductions en fanfare, faisait litière de l'argument selon lequel il suffisait au pasteur de surveiller plus étroitement son troupeau pour éviter les ennuis avec l'ours. Autrefois, disait-il au JT, le berger, c'était l'idiot, celui qui, dans la famille, était trop frustre pour seulement espérer se marier, et que l'on pouvait donc, sans risque de perte puisqu'il ne serait jamais capable de rapporter grand'chose, envoyer tout l'été à la montagne garder les moutons, seul avec ses chiens. Exiger des bergers une présence permanente auprès de leur bêtes revient à les priver de cette existence sociale à laquelle ils ont accédé au fil du temps, avec la disparition des prédateurs et la surveillance épisodique des troupeaux. À cet acquis, on comprend bien qu'il n'existe nul moyen de les faire renoncer.
Tout récemment on pouvait, pendant une manifestation, lire un slogan qui, comme cela arrive parfois, valait analyse sociologique à lui tout seul : "occupez-vous de vos banlieues, nous nous chargeons de nos montagnes". Réponse du berger à la ministre, il met en parallèle deux modes de gestion de territoires périphériques avec leurs populations spécifiques, dont l'un, urbain, échappe au contrôle d'une autorité légitime mais qui peine à s'y maintenir, et se trouve donc ainsi doublement éloigné de la paix des campagnes tandis que l'autre, doublement rural puisque montagnard, se satisfait d'être administré sans intervention du pouvoir central. Il renvoie ce pouvoir qui envahit leur espace au nom d'un décision réglementaire votée pour satisfaire la lubie des idolâtres de la nature originelle, ceux qui, comme Marie-Antoinette et ses moutons, jouent l'imposture d'une réalité disparue, mais refabriquée en vraie grandeur avec plantigrades importés, à son incapacité à gérer la question autrement plus cruciale de ses indiens urbains.

Pourtant, des acteurs manquent dans le paysage, acteurs que l'on perçoit entre les lignes de la liste bien incomplète des communes requérantes, ceux pour qui l'ours apportera les touristes, donc une ressource qui, face au traditionnel pastoralisme, ne sera pas complémentaire, mais antagoniste. Car le touriste, inévitablement, fort de sa bonne conscience écologiste qu'il peut monnayer en appuis politiques, lesquels lui permettent de revendiquer, contre les pratiques des habitants du cru, l'usage exclusif des chemins pour sa seule activité de randonneur, ne manquera pas, libre qu'il restera, selon son humeur, de venir ou pas dans ces vallées pyrénéennes, de vouloir l'ours à la place du mouton. La résistance des éleveurs, physiquement, économiquement, et socialement dépendants de leur activité et de l'endroit où elle s'exerce, entrera alors directement en conflit avec les intérêts des tenants du développement touristique. Avec le touriste, c'est le loup que l'on fait entrer dans la bergerie.