vingt ans et un mois après
On a beau être contrariant, on n'a quand même pas l'habitude de prendre la défense de personnages tels que Pierre Pellerin, 82 ans, haut fonctionnaire et ancien directeur de ce qui est aujourd'hui l'Institut de Radioprotection et de Sûreté nucléaire. Car le personnage, confus, rigide, a tout du grand patron sûr de son fait et droit dans ses bottes tel que les appréciait le pouvoir gaulliste. On s'interrogera pourtant sur les raisons de fond de sa récente mise en examen, sur la manière dont, soyons-en sûr, la juriblogosphère pourra expliquer cette notion de "délit clandestin par nature" qui permet à d'éventuels faits délictueux commis voici vingt ans de ne pas être prescrits et expliciter comment peuvent être clandestins des faits dont, à l'époque, tout le monde parlait, et sur la façon dont cet échafaudage juridique perché sur un construit social peut malgré tout tenir debout.
Car il n'existe, pour plusieurs raisons techniques comme juridiques, et de l'aveu même de l'association à l'origine de la procédure, aucune possibilité de démontrer un lien de causalité entre les cancers de la thyroïde survenus en France, et les retombées radioactives de la centrale ukrainienne. Tel est bien le bilan que tire tout récemment, en des termes toujours aussi diplomatiques, l'INVS, puisque, même en Corse, compte tenu du très faible nombre de cas, aucune conclusion statistique valide ne peut être établie.
Et, en lisant la FAQ que le CIRC, la branche cancer de l'OMS, lequel préfère faire tourner ses modèles étalonnés sur Hiroshima et Nagasaki, ce qui forme un point de comparaison assez peu rassurant mais quand même relativement exceptionnel, plutôt que d'aller sur le terrain compter les cas et qui, à la question de savoir combien de cancers de la thyroïde se sont effectivement produits à la suite de l'explosion, répond que ses modèles prévoient une moyenne de mille cancers, avec un intervalle de confiance à 95 % qui s'étend de 200 à 4400 soit, quand même, un écart de 1 à 22 alors que, s'agissant de dénombrer des malades réels, la nécessité du recours à une estimation laisse légèrement perplexe, on comprend que ce n'est certainement pas là qu'il faudra aller chercher une aide à la manifestation de la vérité.
Donc, on ne sait rien, et on ne pourra rien trouver ; dès lors, on ne peut s'empêcher de penser que cette mesure vise, avant tout, sur le dos des victimes consentantes comme du coupable désigné, à assurer la promotion publique d'intérêts personnels, et qu'elle se singularise d'abord par ce merveilleux sens du timing, puisqu'elle intervient exactement vingt ans après la catastrophe, à un mois près.
Commentaires
Assez d'accord: c'est l'instrumentalisation de la justice (par elle-même, probablement) entre Ménie Grégoire et le reality show, au nom du principe que s'il y a des victimes il y a forcément un coupable (et il y a de plus en plus de victimes).
La relation entre cancer et rayonnements ionisants est très intéressante à étudier, sociologiquement parlant. D'ailleurs, ça a sûrement été fait, et seule la médiocrité de ma culture m'oblige à réinventer la roue. On oublie toujours que Tchernobyl est, historiquement, dans toute l'histoire de l'humanité, le deuxième cas d'une forte expositions à la radiocativité artificielle pour une population importante. La première, c'était il y a seulement soixante ans avec Hiroshima et Nagasaki. A partir de cette situation et du suivi des populations japonaises très fortement irradiées on a, faute de mieux, élaboré une hypothèse, celle de la linéarité sans seuil qui postule que les radiations, si faible soit leur niveau, génèrent nécessairement et de façon linéaire une certaine quantité de cancers.
Il semble que cette hypothèse soit loin d'être confirmée, notamment par l'existence de zones, comme l'état du Kerala en Inde ou les côtes de la Caspienne iranienne, où la radioctivité naturelle est dix à vingt fois supérieure à ce que l'on trouve en Europe, sans que la populations semble particulièrement en souffrir.
Mais la réfutation scientifique de l'hypothèse de la linéarité sans seuil est, socialement, une perte de temps : la frontière ainsi définie est soigneusement gardée par une foule d'activitistes auxquels il a suffit de recourir à de vieux mécanismes, style complot des élites, pour connaître la faveur d'un public qui, sans doute, mourrait de peur s'il connaissait le degré de radiocativité naturelle du corps humain, ce que ces activistes désintéressés évitent soigneusement de lui révéler. Plus la technique avance, plus les mesures sont fines, plus on trouve de traces de tout partout, plus on peut instrumentaliser ces résultats pour effrayer une clientèle à laquelle on fournit maladie et remède, en revendiquant d'autant plus facilement le monopole de la vérité qu'on a réussit à disqualifier son seul concurrent - l'Etat.