Il est long comme trois terrains de football, précise l'édition du jour des Echos, et déjà champion du monde : le Fidelio, que la CMA CGM a baptisé hier, serait donc le plus grand porte-conteneurs actuellement en service ; premier d'une série de quatre il sera, comme tant d'autres, affecté aux lignes au départ de l'Asie. Peu de chances, en ces temps où la fierté nationale s'exprime ailleurs que sur le terrain de l'économie, elle qui permet pourtant de vivre d'autre chose que d'adoration et d'herbe fraîche, d'en entendre parler sur les ondes, sauf peut-être, en raison de la notoriété de sa marraine, si Thalassa lui consacre quelques secondes. Et pourtant.

La CMA CGM est née en 1996, quand la Compagnie Maritime d'Affrètement du libanais Jacques Saadé a repris une Compagnie Générale Maritime tout juste privatisée et au bord du naufrage, bien qu'ayant en quatre ans bénéficié de 3,3 milliards de francs de fonds publics, avec ses seize navires et ses deux mille salariés. L'Humanité, à l'époque, s'était fendue de quelques commentaires d'une merveilleuse pertinence, d'une totale clairvoyance et d'une grande rigueur d'analyse, où perçait malgré tout une pointe de ce vieux racisme populaire, ici appliqué à la figure traditionnelle de l'affairiste levantin, et ne donnait au nouvel ensemble que quelques mois à vivre avant liquidation des actifs et exportation des plus-values.
Certes, les débuts furent laborieux ; puis la Chine, où la CMA était présente depuis 1992, s'agita, ouvrant un univers d'opportunités à ces émigrants du capital qui, poussés hors de leurs terres d'origine par un marché sans perspectives, surent s'y faire leur place. En 1998, d'après un compte-rendu du Sénat, la CMA CGM était, dans le seul domaine des conteneurs, le treizième armateur mondial ; aujourd'hui, à force de croissance de son activité et de rachats, dont la récente cession par Bolloré de Delmas-Vieljeux, la société réalise un chiffre d'affaires de près de 6 milliards d'euros, emploie 10 000 personnes dont 4 000 en France, et, avec une flotte de 242 navires, occupe maintenant le troisième rang mondial.

Pourquoi, alors, l'histoire exemplaire de ce champion national reste-t-elle, comme d'autres, celle de Bourbon par exemple, totalement ignorée ? Sans doute parce qu'elle indique trop clairement la voie à suivre, qu'elle prouve trop simplement que les opportunités offertes par le développement mondial dépassent de très loin les contraintes qu'il pose aux activités anciennes, contraintes sans lesquelles ce développement n'existerait pas, et que refuser ces chances pour préserver l'acquis revient à sacrifier les jeunes pour le bien-être des vieux, et donc l'avenir au profit du passé, qu'elle démontre trop bien à quel point l'État, avec ce respect des privilèges et des positions acquises qui lui est consubstantiel, reste ontologiquement inapte à la conduite, dans un monde ouvert, d'une entreprise concurrentielle.
S'adapter ou disparaître, disait Christian Blanc qui avait, lui aussi, à partir d'une entreprise publique incapable d'affronter la concurrence, puisque fonctionnant au service de ses salariés et au détriment de ses clients, réussi une mutation impossible. La privatisation, au fond, n'est rien d'autre que ce moment où le maître nageur, désespéré, malgré leurs promesses et leurs faux-semblants, de l'incapacité persistante de ses élèves à apprendre à nager, a finalement décidé, advienne que pourra, de les jeter à l'eau.