Le design, au fond, c'est un peu comme les sciences sociales  : il existe tellement peu de connaisseurs que les charlatans ne rencontrent aucune difficulté à abuser le public. Prenons ainsi, en cet automne où l'on présente les nouveautés de l'an prochain, l'exemple de la moto.
Kawasaki, un peu à l'origine de ce que certains, d'une formule creuse, qualifient de style manga là où n'en perçoit qu'une caricature, persiste dans cette voie sans issue avec avec son emblématique Z 1000, objet qui concentre les évolutions esthétiques les plus ridicules de l'heure : selle pour masochiste avec passager qui court derrière, pif plongeant qui finira bien un jour par râcler le bitume, saute-vent dérisoire, échappements déguisés en escopettes gros calibre, tracent le portrait-robot d'une moto qui a comme vocation d'encombrer les trottoirs et de faire le clown à Carole plutôt que de conduire fidèlement son propriétaire chaque matin au boulot. Du moins les échappements conservent-ils une hauteur raisonnable, du genre qui asphixiera seulement les enfants.
Chez Suzuki, où l'on n'hésite jamais à copier une mauvaise idée, on n'a pas ce genre de de pudeur : la B-King reprend le concept, en pire, puisque ses tromblons en ailes de papillon vous tirent directement dans la gueule ; avec les 1300 cm³ du moteur, ça doit être agréable à respirer. Fort heureusement, avec, attribut indispensable de la "moto exclusive", un prix que l'on imagine prohibitif, une élégance d'ours et une structure en plastique imbriqué d'une angularité inégalée, cette maladroite copie de robot industriel risque de se rencontrer d'autant plus rarement dans nos rues qu'il faudra à son propriétaire une exceptionnelle abnégation pour supporter, à chaque feu rouge, les regards moqueurs des collègues.
Mais le narcissisme, cette maladie puérile du designer, ne frappe pas seulement les japonais : chez Triumph, où l'on avait déjà inventé, avec la Sprint, le profil en U et les bécanes avec une queue plus haute que la tête, et avec la Speed Triple la catégorie de plus en plus fournie des selles une place un quart, on enfonce le clou avec la nouvelle Tiger, sa hauteur de selle "raisonnable" de 83 centimètres, et sa place arrière qui cumule altitude stratosphérique et repose-pieds inaccessibles, et conviendra donc aux passagères, pour peu qu'elles mesurent moins d'un mètre soixante et soient dotées de jambes de deux mètres de haut.

Ce que fabriquent ces constructeurs, en somme, ressemble de plus en plus à des jouets, et de moins en moins à des véhicules ; on leur prêterait bien une intention cachée, celle de produire des engins si dramatiquement inconfortables et si peu adaptés aux déplacements quotidiens qu'on ne les utilisera plus que rarement, les dimanches des beaux jours, et que, l'accidentalité chutant en même temps que l'usage, les pouvoirs publics seront moins tentés d'éliminer la moto, cet incorrigible vestige d'une période sauvage, des routes. Les constructeurs qui agissent ainsi se trompent doublement, à la fois parce qu'il ne sert à rien de chercher à civiliser l'engin du diable, qui ne trouvera jamais grâce aux yeux de ses détracteurs, et parce que la clientèle motarde, qui avance en âge et en capacités financières, se tournera de plus en plus vers les marques européennes à l'offre plus diverse et mieux adaptée, elles qui ont toujours fait des adultes leur clientèle d'élection, et qui, à une certaine époque, ont même su faire confiance à un designer au vrai sens du terme.