La lame du couteau était encore brûlante lorsque Nathalie Pelras, jeune et imprudente, a, au milieu du mois de juin dernier, ramassé ces actions EADS qui venaient de tomber au dessous des 20 euros. C'était bien trop tôt, et la profondeur de la crise dans laquelle, par la faute d'Airbus, l'avionneur se trouve plongé commençait à peine à devenir perceptible.

Il y a chez EADS une étonnante dissonnance entre sa structure financière qui, avec une répartition du capital au fond assez simple - côté français, Lagardère et l'Etat se partagent à parts égales la SOGEADE, propriétaire de 30 % des actions, côté allemand Daimler Chrysler en possède seul 22,5 %, et la SEPI, société publique espagnole, complète un pacte d'actionnaires largement majoritaire, puisque le flottant ne représente que 42 % du total - devrait donner aux dirigeants le plein contrôle de l'entreprise, et son organisation industrielle, labyrinthe de structures accumulées au fil du temps, éparpillées de Séville à Hambourg, et reliées par un improbable cétacé volant, qui dit bien à quel point le vrai pouvoir, dans cette entreprise où la puissance publique est très minoritaire, se trouve dans les couloirs, et aux mains des politiques.
Inquiet des paralysantes querelles de clocher survenues lors de la préparation des Jeux Olympiques d'Albertville, Jean-Claude Killy s'était étonné de constater que les limites des pâturages savoyards semblaient faire obstacle à l'organisation d'un événement de dimension mondiale. Difficile de faire plus mondial qu'Airbus, constituant essentiel d'une balance commerciale qui s'enfonce depuis la mi 2004 ; pourtant, comme dans cette société de cour que décrivait Norbert Elias et où l'on ne pouvait apporter la plus infime modification à la moindre position sociale sans que tout s'effondre, la stratégie de l'entreprise, l'organisation de sa production, sa survie même seront subordonnés aux marchandages byzantins et aux conflits d'influence par lesquels on décidera finalement quelle pièce du puzzle doit sauter, et quelle autre doit être redessinée pour prendre sa place. Christian Streiff avait choisi la manière forte, et elle n'est pas passée ; on lui a donc préféré Louis Gallois le diplomate, récemment débauché après avoir mis dix ans à ressusciter la SNCF. Personne ne sait si l'opération va réussir, mais le chirurgien-chef a démissionné.

On ne mesure pas ce que le chemin accompli par Airbus, de sa naissance au moment où, après le retrait de Lockheed et la fin de l'histoire de MacDonnell, qui avait déjà repris Douglas avant que l'ensemble ne soit intégré à Boeing, l'européen présentait la seule possibilité d'échapper à un monopole du constructeur américain, à la fin de la dernière décennie où ses difficultés d'organisation plongèrent Boieng dans une crise similaire à celle que connaît aujourd'hui Airbus, doit à des circonstances qui ont aujourd'hui totalement cessé de jouer. Les clients attendent, et, la faveur qu'ils ont pu un temps accorder à Airbus n'ayant plus lieu d'être, leur patience ne sera pas infinie ; en choisissant la voie diplomatique, on adoucit peut-être, au moins pour les salariés et les sous-traitants, les effets de la crise, et ce au détriment des actionnaires de l'ensemble du secteur, Latécoère et Zodiac compris, mais on prolonge sa durée, et la dépression du cours de l'action.
La manière, en somme, dont les acteurs gèrent la situation offre à des investisseurs qui disposent des atouts nécessaires pour, selon la formule consacrée, rester longs, donc ne pas viser de plus-value rapide, une occasion unique d'entrer progressivement au capital. Ainsi, une banque d'Etat comme Vneshtorgbank, dont on sait pour qui elle roule et de quel confortable tapis de royalties elle dispose, aurait bien tort de se contenter de ses petits 5 % du capital, d'autant qu'elle n'aura pas besoin de sortir à nouveau du bois avant de déclarer à l'AMF son prochain franchissement de seuil. Finalement, tant qu'à jouer l'air de la dictature des actionnaires, autant laisser la baguette à un dictateur authentique.