Derrière la dénonciation, chez Authueil, Versac, et maintenant Koz, des faux-frères qui affichent, en vilains camarades, leur mesquine intention de raconter avant tout le monde, et avant les vingt heures fatidiques de dimanche soir, la fin du film, on aura reconnu une tentative, dans ce groupe social en cours de constitution qui rassemble, en fonction de critères encore flous, un certain type de praticiens du blog, pour déterminer plus précisément les critères en question. Comme souvent, il s'agit d'abord de se définir contre les membres d'un autre groupe social déjà en place, les journalistes en l'occurrence, groupe autrement plus ancien, incomparablement mieux installé, et détenteur d'une certaine forme de monopole légal sur l'activité favorite de cette catégorie-là de blogueurs, le commentaire d'actualité. Mais, en retenant comme critère, sinon l'anonymat, du moins l'absence de capital social préexistant, le billet d'Authueil aiguille sur une fausse piste.
Certes, les participants à Lieu Commun, qui rassemble sous la même raison sociale les trois précités, et quelques compagnons de route, satisfont à cette définition, à la seule exception de Frédéric Rolin, professeur de droit public à Paris X. Mais Jean Véronis, Bernard Salanié, Baptiste Coulmont, Olivier Bouba-Olga, pour citer quatre universitaires tenanciers, parfois depuis fort longtemps, de blogs, partagent tous une qualité de blogueur que personne ne songe à leur contester, au même titre qu'un Philippe Bilger, avocat général. On pourra sans doute constater que, rançon d'une expression qui s'effectue à titre professionnel, ils ne sortent jamais de leur domaine de compétence, mais après, tout, c'est aussi le cas chez Eolas, Jules ou Paxatagore. S'exprimer soit anonymement, soit en complément d'une activité professionnelle souvent intellectuelle crée une distinction, mais pas une frontière. Celle-ci se trouve plus loin, entre blogueur et journaliste, et sur un critère qui n'a pas encore été évoqué : la gratuité. Anonymes ou universitaires, ces blogueurs se rejoignent dans une même prétention à fournir des analyses pertinentes, et à les livrer sans espérer de contrepartie financière. En cela, ils s'opposent frontalement aux journalistes les mieux dotés en capital symbolique, les rédacteurs de la presse écrite nationale, et sur ces deux plans.

Car on peut formuler l'hypothèse selon laquelle nombre de ces blogueurs écrivent faute de trouver dans la presse généraliste les analyses qu'ils sont, de leur côté, dans leur domaine, avec leur niveau d'études et leur expérience, parfaitement à même de faire. En observant, sur des années, l'évolution de ce quotidien du soir qui fut longtemps de référence, on verrait bien, par exemple, comment la publication d'information à caractère purement pédagogique, une de ses spécificités, se voit aujourd'hui réduite à des encadrés de quelques lignes, et supposer, en conséquence, que l'on se lance dans l'aventure avec son capital intellectuel, spécialisé donc limité, mais intéressant justement à cause de cela, pour combler cette lacune dans un domaine étroit, en comptant sur les initiatives des autres pour élargir le champ.
On risque d'attendre longtemps avant de lire dans la grande presse une analyse aussi fouillée que celle par laquelle un rédacteur d'Optimum démonte le BIP40, indice de mesure d'inégalités minutieusement construit pour les faire augmenter. Trompé par une scientificité apparente soigneusement mise en scène et sanctifiée par des publications militantes, il est bien plus probable que le journaliste de la grande presse s'y laissera prendre, et prêtera une fois de plus le flanc à une critique qui n'attendait que ça. Le concert des econoblogueurs qui trouvent en Eric Le Boucher une tête de Turc bien enflée à force de prendre des coups représente en la matière un cas d'école.

On le voit, on retrouve, sous la nouveauté du blog, le tracé d'une ancienne fontière, sur laquelle un journalisme en cours d'institutionnalisation avait construit sa légitimité contre le groupe intellectuel alors dominant, lettrés et universitaires. Et l'on comprend ainsi pourquoi les annonces des squatteurs de dimanche soir sont d'autant moins bien acceptées qu'elles viennent précisément de la fraction la moins légitime du camp des journalistes, et que leur intention d'instrumentaliser cet outil du blog dans un but purement mercantile et opportuniste paraît d'autant plus claire, et vient frontalement s'opposer aux valeurs qui rassemblent les lieux-communards.