objection, mon capitaine
Pour l'inamovible potiche qui officie sur le 13 heures de France 2, la justice, de manière irréfragable, confirme bien la thèse du sous-marin. Plus neutre, sinon plus prudent, le capitaine se contente de citer la dépèche de l'AFP reprise par Yahoo, selon laquelle le Bugaled Breizh, chalutier breton disparu corps et biens en janvier 2004, aurait accroché avec son filet un sous-marin, lequel l'aurait ensuite entraîné par le fond. Il se pourrait pourtant bien que la réalité soit plus complexe, et qu'il n'y ait guère de raisons de modifier une position prise dans un ancien billet. Car l'avocat des familles constitue la source unique de cette dépêche et, même si les journaux télévisés considèrent depuis longtemps ce type de propos comme parfaitement fiables, on peut difficilement faire de même, dès lors qu'on adopte une position un brin critique. Mais surtout, le récit de l'avocat fait intervenir un acteur nouveau, qui ouvre grand les portes de l'imagination, un "sous-marin espion".
La thèse du sous-marin avait pris naissance à cause d'exercices en cours dans la zone de pêche du Bugaled Breizh, auxquels participaient plusieurs marines de l'OTAN ; le ministère de la Défense ayant accepté de publier les informations nécessaires, le sous-marin coupable, ne pouvant être français, n'aurait pu qu'être néerlandais, ou britannique. Voilà qu'il s'agirait maintenant d'un sous-marin espion, une formule qui mérite d'être précisée. Car, sans le dire, on renvoie ainsi directement à la guerre froide, durant laquelle chaque exercice, chaque déplacement d'une flotte américaine se faisait avec la compagnie d'un submersible soviétique, veillant comme un chien de garde sur le troupeau ennemi, tout en étant scrupuleusement suivi par un navire du même type mais appartenant à l'autre bord. Si c'est bien à cela qu'il est fait allusion, il reste à expliquer quel intérêt la déliquescente marine russe pourrait trouver à observer cet exercice. Mais cette thèse présente un formidable avantage, du domaine de l'imaginaire : on n'est plus seulement dans l'invisible du submersible et dans le secret du militaire, mais, mieux encore, dans la confidentialité absolue de l'espionnage. On ne peut, en d'autres termes, avoir la plus complète certitude de ne jamais être démenti qu'en adoptant une telle thèse, puisqu'elle ne sera jamais prouvée.
En accordant une indemnisation à un couple de piétons renversés par une voiture alors qu'ils traversaient à quelque mètres d'un passage protégé, l'arrêt Desmares a ouvert la voie à une indemnisation quasi-systématique du piéton, d'autant plus facilement accordée que, étant prise en charge par l'assurance de l'automobiliste, elle ne coûtait, au fond, rien à personne. Ainsi,
il est arrivé que, dans le cas d'un piéton tué sur le coup alors qu'il traversait une voie rapide, percuté avec une telle violence que son corps fut projeté sur la voie en sens contraire où il sera écrasé par deux voitures et un camion, la Cour de cassation condamne non seulement le premier automobiliste, mais aussi les autres conducteurs impliqués, qui n'avaient pourtant fait que rouler sur un cadavre. Cette décision surprenante,
le commentateur de la Gazette du Palais l'attribue à la "grande lassitude de la juridiction suprème". On comprend que la lassitude en question n'a d'autre cause que la pression des familles auxquelles, contre toute logique, la cour finit par céder, puisque sa décision ne cause de tort à personne.
Pourquoi, alors, ne pas faire de même dans l'affaire du Bugaled Breizh, et ne pas donner aux familles cette satisfaction symbolique qui exonère de tout faute les membres de l'équipage toute en rejetant la responsabilité sur un auteur dont on a la certitude qu'il restera à jamais inconnu ? La solution est tentante ; l'affaire Seznec a pourtant montré qu'elle n'était pas obligatoirement adoptée et, si l'on accorde du crédit
à l'opinion d'un ténor du barreau parisien, le rejet de la requête des descendants de Guillaume Seznec semble solidement justifié. Et, dans le cas du chalutier breton, elle ferait une victime : le Bureau d'enquêtes sur les événements en mer, qui avait, avec les réserves d'usages,
privilégié une autre thèse, et, avec lui, cette insupportable tentative de rester dans la rationalité, d'essayer de reconstituer, sans parti pris ni certitude, le déroulement des faits, avec ce risque inacceptable d'une conclusion qui désespèrerait les familles, et laisserait l'émotion à la place qui est la sienne, la télévision, et pas la justice.
Commentaires
La lecture attentive du rapport d'enquête du BEAmer, laisse cependant apparaître quelques failles, quant au raisonnement qui a permis à ce dernier à conclure à un naufrage dont le facteur déclenchant serait l'enfouissement du chalut ("croche molle"). Cette hypothèse est longuement présentée, avec force de détails, qui bien que relevant de la supputation, sont décrits avec un usage intensif de l'indicatif présent, qui, en première lecture, semble en asseoir la robustesse et en fonder la validité définitive. Dans le même temps l'hypothèse d'une croche par un sous-marin est présentée comme ayant "vraisemblablement" dû se dérouler de telle façon qu'un certain nombre d'évènements auraient "probablement" pu survenir, pour que cette hypothèse puisse être retenue; mais cette hypothèse, et ses attendus "probables", ne présente pas de "cohérence" suffisante avec les constatations matérielles faites sur le terrain de pêche. Rappelons cependant que les rapports d'enquête concernant les accidents, quelqu'ils soient, font toujours apparaître l'intrusion de l'improbable (de l'impensable, même, souvent) comme étant la cause première d'une catastrophe. Et la lecture attentive de ce rapport, laisse perplexe quant à l'examen neutre et impartial des différentes hypothèses concernant le facteur déclenchant du naufrage.
Pour le reste il est évident qu'un certain nombre de facteurs agravants, dont une certaine négligence du patron et des marins, ont participé à la transformation d'un accident en catastrophe. Que le souci de ne pas sombrer dans les errements méthodologiques auxquels conduit la théorie du complot soit louable, il ne doit cependant pas occulter que, parfois, certaines raisons d'Etat peuvent conduire à la dégradation de l'état de la raison.
Ah, "certaines raisons d'Etat peuvent conduire ...", c'est beau comme du Bourdieu.
Je ne me hasarderais pas à porter un jugement sur le travail du Bureau d'enquêtes même si, logiquement et sociologiquement, il me semble assez normal qu'il ait tendance à privilégier l'hypothèse banale, celle d'un accident ordinaire, cumul de circonstances, d'erreurs, de négligences, qui conduisent à l'accident seulement si elles se produisent selon une séquence définie et qui, prises isolément, n'ont aucune conséquence.
Car c'est justement ça, le plus souvent, un accident, un cumul de faits anodins et pas une catastrophe inouïe, et c'est l'écart entre cette banalité quotidienne et le malheur insurmontable de la catastrophe qui conduit à chercher plus, pas seulement un coupable qui disculperait l'équipage, mais un coupable monstrueux, dont on voit bien, avec le "sous-marin espion", qu'il confine au mythe, et dont la monstruosité rend ce drame ordinaire unique.