le désamour d'Eric et Pascal
On célèbre ces temps-ci, dans la plus grande discrétion, le cinquantenaire de leur prise de pouvoir. La bande de critiques des Cahiers du Cinéma, pour qui cette activité n'était qu'une étape préalable à la réalisation de films et qui donnera vite naissance à cette Nouvelle Vague qui marqua, dans l'histoire du cinéma, un tournant comparable au néo-réalisme à la Rossellini, n'était pas constituée de petites natures. Certaines ont évolué vers une radicalité politique et esthétique, d'autres ont composé de façon profondément perverse avec un cinéma plus commercial. Eric Rohmer, en trouvant un public fidèle, en tournant le plus souvent des films dont la minceur du budget confinait parfois à la provocation, comme avec Le Rayon Vert, téléfilm en 16 mm réalisé avec une équipe de deux techniciennes et Lion d'Or à Venise en 1986, suit depuis toujours une voie d'autant plus singulière qu'il a tous les moyens d'en assumer les conséquences. Il est ainsi célèbre pour la longueur et la minutie de ses repérages ; on raconte que, préparant dans la région de Clermont-Ferrand le tournage de Ma nuit chez Maud, il avait prévu des séquences en extérieur sous la neige, neige qui ne pouvait bien évidemment être que naturelle. Quelques mois plus tard, les scènes on été tournées et, ce jour-là, en effet, il neigeait.
Désirant adapter une vieille gloire du Lagarde et Michard, l'Astrée et Céladon d'Honoré d'Urfé, le genre d'idée qui ne peut appartenir
qu'à lui et, en son temps, à Robert Bresson, Eric Rohmer a donc cherché à retrouver sur les terres de l'auteur les paysages du roman. Mais la nature ayant un peu changé depuis le XVII ème siècle, et plus encore depuis la période reculée où se situe le roman, il s'est trouvé contraint de tromper la géographie pour rendre l'histoire crédible, ce dont il s'est expliqué, et excusé, devant son public en diffusant un avertissement au début du film. Il
est suffisamment court pour qu'on le cite en entier :
"Malheureusement, nous n'avons pas pu situer cette histoire
dans la
région où l'avait placée l'auteur ; la
plaine du Forez étant maintenant
défigurée par l'urbanisation,
l'élargissement des routes, le
rétrécissement des rivières, la
plantation des résineux. Nous avons dû
choisir ailleurs en France, comme cadre de cette histoire, des paysages
ayant conservé l'essentiel de leur poésie sauvage
et de leur charme
bucolique."
C'est tout. C'est absolument tout. Cela suffit pourtant à Pascal Clément, avocat, ancien ministre de la Justice, président du Conseil Général de la
Loire pour exiger en référé la suppression de ces quelques lignes, au motif qu'il s'agit là, non pas d'une insulte ou d'une diffamation, puisque l'on ne saurait insulter des arbres, surtout s'ils n'existent plus, mais d'un "dénigrement". Le tribunal doit se prononcer aujourd'hui ; on espère ne pas prendre de risques en postulant qu'il saura expliquer à Pascal Clément,
avec tous les égards dus à son rang, que ce qu'il considère comme attentatoire à sa dignité de président du Conseil s'appelle, en langage courant, une opinion, le genre de chose que, jusqu'à plus ample informé, et quand bien même elle serait négative, il est toujours possible d'exprimer dans ce pays, voire même, luxe inouï, d'exprimer en public.
Il sera alors temps de remercier Eric Rohmer de nous avoir, à son corps défendant, donné ainsi une occasion de plus de mesurer l'immensité de la
vanité de ces potentats locaux, et la profondeur de leur ridicule : à défaut de paysage, voilà bien quelque chose qui n'a pas changé depuis le
XVII ème siècle.
Commentaires
Bien vu! Ce n'est pas ce politicard qui va apprendre à Rohmer comment on choisit un décor. Je ne connais pas le Forez mais si la petite notice du début du film est de la main de celui qui réalisa "Les métamorphoses du paysage", ce pur chef-d'oeuvre du documentaire consacré à l'environnement, cela ne doit pas être des propos en l'air.
Je ne suis pas un grand spécialiste de la Nouvelle Vague et encore moins d'Honoré d'Urfé, mais pour avoir passé quelques années en qualité d'interne au collège Mario Meunier (traducteur de l'Iliades) à Montbrison, sous-préfecture de la Loire située dans la plaine du Forez, je ne peux hélas que me rendre à la raison de l'artiste face aux récriminations du Ministre qui doit avoir, sur la réalité du monde, un regard très personnel qui confine à la poésie.
Voilà en tout cas une action en justice qui me semble spécieuse et pour le moins très sérieusement contestable, ce qui, je prends le risque d'en faire l'oracle, devrait justifier son rejet pur et simple.
Malgré mon aversion pour le cinéma d'Eric Rohmer, dont je ne nierai pourtant jamais le talent, force est de reconnaître que ce qu'on appelle, comme tu le dis, en langage courant une "opinion" a parfaitement le droit d'être exprimée, même si elle est négative et sert de préambule à un film. Que certains s'en offusquent et demandent réparation frôle l'aberration et confine, n'ayons pas peur des mots, au gag. J'en rirais presque.
La suite des aventures contées par allocine ( www.allocine.fr/article/f... ) :
Le Conseil Général de la Loire, présidé par l'ancien garde des Sceaux Pascal Clément (UMP), avait déposé une assignation en référé contre les sociétés productrice et distributrice de L'Astrée pour "dénigrement". Au cours de l'audience, Maître Christian Bernard, avocat du Conseil Général, s'était plu à démontrer "l'inexactitude de ces affirmations mensongères", documents photographiques à l'appui. La présidente du tribunal a finalement donné raison à Eric Rohmer et ses collaborateurs en déclarant comme "nulles et de nul effet" la plainte délivrée par le Conseil Général de la Loire. Ce dernier n'a pas respecté les dispositions de la loi du 29 juillet 1881, relative à la diffamation par voie de presse. L'affaire n'est donc pas encore close, Maître Christian Bernard ayant indiqué qu'"une nouvelle procédure va être engagée sur la base de la loi de 1881".
Vraiment des comiques...
Merci, Palpat', des comiques, en effet. "diffamation", et par voie de presse, en plus ; Pascal Clément ne lit donc pas Eolas ?
Et qu'il me soit permis d'en profiter pour saluer ici la présence du tenancier de l'autre bar virtuel de la blogosphère, un établissement où j'ai mes habitudes, certes épisodiques, mais anciennes.