S'il semble clair, ici dans un billet, avec un lapsus, que la méthodologie particulière et sans validité statistique que l'INC a choisie pour donner sa lecture des hausses des prix de produits de grande consommation visait à concurrencer la rivale UFC dans son domaine de prédilection, les scandales à forte couverture médiatique, il est aussi intéressant de revenir sur cette question de façon plus fondamentale, et d'abord pour comprendre ce que les hausses de ces prix-là peuvent avoir de tellement intolérable. Car l'explication de sens commun, celle qui accorderait une importance particulière à ces produits, du lait, des pâtes, des yaourts, du jambon, parce que l'on peut très difficilement s'en passer, se révèle bien trop courte.

L'alimentaire, comme le rappelle Olivier Bouba-Olga, représente dans le budget des ménages français une part qui ne cesse de baisser, et qui n'a jamais été aussi faible. Celle-ci, même pour les ménages modestes, ne dépasse pas 17 % du total. Les produits visés par l'INC, de plus, sont caractérisés par leur faible coût unitaire, ce qui limite singulièrement l'effet d'une hausse même forte sur les mêmes budgets : ainsi, nous dit l'INSEE, sur les 26 566 euros de dépenses moyennes d'un ménage ouvrier en 2006, 103 ont été consacrés au lait et 53 aux pâtes, contre 263 à la viande de boeuf, et 172 aux vins, apéritfs et champagne. Quelle que soit l'ampleur des hausses, les fusilli Agnesi, les pâtes de mon enfance, ne seront jamais inaccessibles : puisqu'elle représentent 0,2 % du buget du ménage ouvrier moyen, les pâtes peuvent voir leur prix quadrupler sans avoir d'influence notable sur celui-ci.
C'est le revers de l'ordinaire : l'extrême banalité de ces produits, et donc leur faible prix unitaire, fait que tout le monde les consomme et que tous, sans distinction de positions sociales, peuvent à bon droit se prétendre frappés par la hausse. La richesse symbolique de l'argument se déploie alors sur plusieurs niveaux, puisqu'on peut y voir une réponse à la prise en compte de produits inessentiels, comme le matériel électronique, par l'IPC de l'INSEE, le meilleur argument pour obtenir une hausse de rémunérations qui ne sont pas seulement salariales, puisque l'on n'a même plus de quoi acheter l'indispensable, le retour de fantasmes de pénurie comme manifestation d'inquiétude face à l'évolution du monde, et la conséquence ultime de cette diabolique mondialisation, puisque la nouvelle richesse des Indiens et des Chinois vient, jusque dans nos campagnes, littéralement nous ôter le pain de la bouche. Il y a, en d'autres termes, pour les participants à ce jeu politique, élus, organes de presse, groupes de pression s'affrontant dans leur propre champ de concurrence, de quoi s'occuper pendant quelques jours. Le seul qui se taise, c'est l'INSEE ; c'est pourtant lui qui aurait le plus à dire.

Le Monde, lui, dans son édition datée d'aujourd'hui et demain, a décidé de se lancer dans la bataille, en désignant comme coupable les entraves à la concurrence entre distributeurs nées de cet empilage de réglementations qui ont toujours visé à protéger le petit commerce sans jamais y parvenir. Au contraire, en figeant les rapports de force entre grandes enseignes, elle les ont doublement servi, en donnant à chacune une position dominante sur une partie du territoire, et en limitant le développement du hard-discount. Celui-ci, nous dit-on, ne représente que 13 % du marché français ; pour le voir à l'oeuvre sur son lieu de naissance, l'Allemagne, il faut ressortir l'article que La Tribune a publié sur la question fin janvier. Bien avant tout le monde, la rédaction du quotidien économique s'est livrée à sa petite enquête, et y va de sa comparaison de prix : les quatre yaourts aux fruits Danone, 1,33 euros en France, 0,89 à Berlin ; le litre et demi de Pepsi-Cola, 1,10 euros contre 0,59 à Munich. Et cela, grâce au hard-discount, dont la part de marché atteint 42 % pour les produits alimentaires et même, dit Alain Caparros, président de Rewe, 70 % sur le lait ou la farine, ces fameux produits de base qui recueillent l'attention de l'INC. Les citoyens allemands, quelle que soit leur catégorie sociale, regardent d'abord le prix, savent parfaitement ce qu'ils dépensent, et n'hésitent pas à rechercher l'enseigne la moins chère. Ils ont donc fait le succès des Aldi et autre Lidl, dont on connaît les arguments de vente, une qualité convenable, une gamme réduite, des coûts de fonctionnement minimes. On dit moins, et pas plus dans La Tribune qu'ailleurs, que le personnel de ces magasins est le premier sacrifié de la guerre des prix, et que ses conditions de travail font passer le temps partiel imposé des caissières de grandes enseignes pour une situation privilégiée. Mais le client aisé paye sans doute assez cher la bonne conscience de son café équitable, celui qui soulage la misère dans les pays lointains, pour se dispenser de prêter attention à celle des employés du magasin d'à côté. On ne parle guère, non plus, de la rentabilité que l'on suppose excellente de ces entreprises : affaires de familles, non cotées, ne publiant pas de comptes, elle entretiennent sur ces questions un secret jaloux. Mais, à l'image d'un Ingvar Kamprad, désormais septième plus grosse fortune mondiale dans le classement Forbes, on peut être convaincu que vendre aux pauvres, c'est très rentable. Surtout quand ils ne sont pas les seuls à acheter.
Enfin, un dernier point, soulevé par La Tribune, permet d'expliquer ces différences de prix entre les deux côtés du Rhin. On conçoit que, pour les grandes sociétés agro-alimentaires, il ne soit pas possible d'être absent du plus gros marché européen. Et elle peuvent y accepter une rentabilité moindre, voire nulle, à condition de reconstituer leurs marges ailleurs, en particulier dans les pays où la concurrence est moins brutale, et donc faire payer aux Français ce que les Allemands économisent. Telle est la morale du hard-discount : paupérise ton voisin. S'il est plus faible que toi, tu ne risques rien.