Certes, la place était déjà prise, puisque l'emplacement un temps projeté pour recevoir le nouveau Tribunal de grande Instance parisien, dans la ZAC Paris Rive Gauche, était occupé par ce qui, longtemps, ne fut qu'un simple entrepôt du SERNAM. Désaffecté, son destin aurait pu être tragique si l'on ne s'était avisé que ce long bâtiment aveugle flanqué de fin voiles de béton portait par là même la marque de fabrique inimitable de son concepteur, Eugène Freyssinet, lequel ne compte pas pour rien parmi les créateurs de la structure du monde tel que nous le connaissons. La sauvegarde s'imposant, le concours de projets pour un nouveau tribunal intégrant difficilement le bâtiment existant, l'ordre des avocats levant les boucliers, la halle restera en l'état : pour l'instant et pour cinq ans, les colis cèdent la place aux fagotés, eux qui aiment tant s'encanailler en des lieux dont les voûtes de béton gardent encore quelques traces de la sueur du populo. La suite, on l'espère, verra une restauration semblable à celle que connaissent, à Reims, les prodigieuses halles du Boulingrin.
Mais alors, ce TGI, où pourrait-on donc le placer ailleurs ? La décision fut prise au printemps, et, avec le vote du Conseil de Paris de mardi dernier, elle prend un visage définitif. La future Cité judiciaire, accueillant à la fois le TGI et la police judiciaire, occupera donc la partie nord de la ZAC Clichy-Batignolles et, tant qu'à faire, s'installera dans un immeuble de grande hauteur, ou, plus prosaïquement, une tour, puisque le vote du Conseil lui permettra d'atteindre la barre déjà considérable des 200 mètres. Aussi, l'on s'étonnera que, pour l'heure, les boucliers semblent rester au vestiaire. Car l'emplacement précis où doit se construire le nouveau bâtiment n'est pas du tout la porte de Clichy, limite nord de la ZAC urbaine, avec ses bureaux, ses immeubles d'habitation et son parc déjà planté, mais bien, deux cent mètres plus loin, la lisière du boulevard de Douaumont ou, en d'autres termes, littéralement, la zone.

Sans doute est-il, tant l'appellation perd progressivement son sens originel, besoin de préciser ce dont il s'agit. La construction, sous Louis-Philippe, du réseau continu de bastions et de fortifications qui entourait la ville et que l'on connaît sous l'appellation d'enceinte de Thiers s'accompagna de la définition d'une bande de terrain large de quelques centaines de mètres où toute construction était interdite, redoublant ainsi la séparation entre Paris et sa banlieue. C'est cette zone qui sera progressivement colonisée par les chiffonniers, les maraîchers, les prostituées et les apaches. Le déclassement des fortifications, en 1919, conduira à leur démantèlement intégral. À la place, la ville tracera les boulevards des Maréchaux, et édifiera entre les deux guerres mondiales la ceinture des HBM qui restera comme la première très grande opération publique de construction de logements sociaux du pays. On ne trouve aujourd'hui plus aucune trace de ces fortifications, à une seule exception près. Et cette exception se trouve précisément sur le terrain du nouveau TGI. Boulevard du Fort de Vaux à l'ouest des voies ferrées, boulevard de Douaumont à l'est, l'endroit, en partie désert, en partie occupé par quelques entrepôts, une station service et un loueur de véhicules utilitaires, garde cette fonction industrieuse, cet aspect provisoire, inachevé, désordonné qui caractérisait la zone, et d'autant plus qu'il se distingue aussi par une activité prostitutionnelle discrète mais significative, exercée grâce à des camionnettes hors d'usage garées le long du boulevard de Douamont, zone trouble entre ville et périph, zone oubliée avec son revêtement défoncé et ses carcasses de voitures, zone morne, et triste.

Bien sûr, il n'y a rien là qui puisse rebuter le pénaliste endurci, abonné au tribunal de Bobigny. L'adepte de la bicyclette n'aura de plus pas à souffrir du cauchemar de la ligne 13, seule, en attendant le prolongement de la ligne 14, infrastructure de la RATP à desservir le site, en sa branche clicho-gennevilloise, la pire. Mais les autres ? Ce bâtonnier qui tempêtait naguère contre le déménagement, ou plutôt le déclassement, à Paris Rive Gauche, s'offusquant de la proximité du périphérique aussi bien que de la spectaculaire usine d'incinération des ordures d'Ivry, oubliant au passage la centrale à béton de Luc et Xavier Arsène-Henry, acceptera-t-il de se retrouver mitoyen, pour citer le projet actuel de la municipalité, d'une gare de fret ferroviaire, d'un centre de tri des déchets et d'une usine à béton ? Le nouveau tribunal doit ouvrir ses portes en 2015 : faisant face à l'opposition déterminée des Verts, qui déplorent la grande hauteur, de l'UMP, qui regrette l'importance acquise par les logements sociaux dans la dernière version de la ZAC et les conséquences électorales qu'elle entraîne, et des professionnels de la chicane, on ne prend guère de risque à le créditer de quelques années de retard.