Sans doute un peu lassée de toujours recevoir les mêmes images montrant les mêmes canots pneumatiques surmontés des mêmes drapeaux engagés dans les mêmes opérations, la presse française a fort peu rendu compte de la dernière prestation des nageurs de combat de Greenpeace, montés à l'assaut d'un navire transportant des générateurs de vapeur pour le réacteur nucléaire EPR en cours de construction en Finlande. Si l'Express reprend une photo et quelques lignes Libération, pourtant fort peu suspect de la moindre connivence avec Areva, n'en dit mot. À l'étranger, un rapide survol ne se montre guère plus concluant : pas une ligne dans The Guardian, tandis que la FAZ évoque la multinationale écologiste dans un cadre pour le moins inattendu. Finalement, la réaction la plus intéressante prendra la forme d'un très court communiqué diffusé par Areva. Aussi l'incident, certes mineur, fournit-il un prétexte à une petite analyse comparative des stratégies mises en oeuvre par les deux protagonistes.

Pour reprendre le titre de l'article d'Olivier Baisnée, publiciser le risque nucléaire a toujours fait partie du petit nombre des stratégies favorites de Greenpeace. L'objet procure en effet à l'organisation écologiste toutes les ressources dont elle a besoin - une symbolique aux déclinaisons multiples et au fort impact public, des implantations d'une taille considérable qui permettent de jouer à merveille le petit contre le gros, un processus à la fois caché au fond d'installations dont certaines parties sont interdites à l'être humain même si d'autres, dans une stratégie s'exerçant en sens inverse, s'ouvrent largement au tourisme industriel, et vulnérable par sa dépendance envers des moyens de transport, train ou navires, qui permettent à Greenpeace de monter ses spectaculaires opérations de dénonciation. De plus, comme le précise Olivier Baisnée, la Cogéma, l'adversaire d'alors, s'illustrait par sa totale incapacité à produire un discours adapté aux exigences du travail journalistique, démolissant un peu plus la déjà faible légitimité de l'industrie nucléaire. Il semble, à comparer les communiqués d'aujourd'hui, que, depuis lors, la situation ait bien changé. C'est que, entre temps, un événement imprévu est passé par là.
Dans l'échelle du risque collectif, à mesure que la catastrophe se rapproche tandis que Tchernobyl s'éloigne, le réchauffement climatique remplace progressivement l'électronucléaire dans l'ordre des menaces. Or, trop occupée à monter ses coups et à capitaliser ses succès, Greenpeace a totalement manqué le développement de cette problématique nouvelle, traitée sur son versant scientifique par des comités d'experts universitaires constitués sous l'égide de l'ONU, et dans ses aspects grand public par des acteurs aussi éloignés de l'activisme écologiste qu'ils sont proches des milieux politiques traditionnels. Plus encore : le coeur antinucléaire de sa thématique l'expose à un double risque, celui de perdre sa légitimité auprès du milieu journalistique et celui de s'obstiner à ramer à contre-courant en déniant a l'électronucléiare son principal atout, son absence de rejets carbonés. D'où, après l'interception du transport de chaudières, ce communiqué embarrassé, dénonçant le nucléaire non plus en raison d'un risque objectivable, mais comme réponse inadaptée au problème du réchauffement climatique. D'où, aussi, l'occasion offerte à Areva de profiter de la vulnérabilité de son vieil adversaire. Et sans doute faut-il considérer comme une nouveauté significative le fait que cette occasion ne sera pas perdue. Dans un assez réjouissant moment de perfidie, Areva joue alors les modestes, rappelant que ses centrales ne représentent qu'une contribution parmi d'autres à l'effort de réduction des émissions, mais, reprenant la formule de Jacques Chirac, précisant que, en abordant son navire, "Greenpeace barre la route à un équipement de pompier qui a fait ses preuves". Son bref communiqué prend fin avec de rituelles protestations de transparence dans lesquelles Greenpeace se trouve, de manière sans doute un peu trop subtile, accusée d'un "comportement de boucaniers", manière d'évoquer la piraterie sans devoir prononcer le terme.

Voici quelques mois, la presse avait fait bien meilleur accueil à une autre variation de l'inépuisable thème de l'industrie meurtrière, cette puissance aveugle qui, par avidité, détruit le fondement même de son activité, la santé de ses clients. La ficelle, il est vrai, était neuve, et d'autant plus efficace que, d'une part, elle se paraît des attributs de la science et que, de l'autre, elle atteignait l'intimité et ébranlait les certitudes, mettant en cause cette eau en bouteilles bue par défiance à l'égard de celle que toute municipalité fournit sans qu'il soit besoin, comme à l'âge classique, d'aller la chercher au coin de la rue. L'étude allemande démontrant le pouvoir castrateur des bouteilles en plastique sera ainsi abondamment reprise et commentée, et fera l'objet d'un consternant démenti télévisuel de la part d'un responsable de communication incapable, comme au temps de la Cogéma, de fournir d'autres arguments que d'autorité. Il faudra l'intervention d'un toxicologue habitué des plateaux pour, en des termes simples, dénoncer une étude orientée montée avec un protocole inadapté, destiné à mesurer les pollutions fluviales importantes. L'employer en pareille situation revient, en d'autres termes, à prétendre respecter les limites de vitesse en ville avec comme seule référence un machmètre.
L'échec médiatique de la dernière opération de Greenpeace, et la réaction intelligente d'Areva, montrent sans doute que, dans l'électronucléiare à tout le moins, on a enfin compris comment parler aux journalistes et, à l'inverse, que l'attaque des canots pneumatiques, trop souvent jouée, ne fait plus vibrer les foules. D'ailleurs, de cette opération-là, même Arte Info n'a pas parlé. Pour la multinationale écologiste, voilà sans doute la plus pertinente des incitations à revoir sa stratégie.