Dans sa partie sud la pleine de la Crau, dernier exemple européen de steppe aride, ce par quoi il faut comprendre qu'il s'agit d'un désert de caillasse et d'herbes rares battu par le Mistral et écrasé de soleil, où l'on ne trouve guère d'autres arbres que ces haies de cyprès plantées par l'homme pour combattre les vents, et qui abrite des habitants fort sympathiques, scorpions, tarentules et autres scolopendres, a donc comme caractéristique première d'être à peu près impropre à toute activité humaine, serait-elle simplement touristique. Elle avait donc d'autant plus de chances d'être classée comme réserve naturelle que ce classement ne lésait ainsi les intérêts de personne, pas même ceux de la Société du Pipeline Sud-Européen dont l'oléoduc, reliant le port de Fos à l'Allemagne, court sous les cailloux et assure au passage l'approvisionnement des raffineries lyonnaises, suisses et allemandes.

Et voilà qu'en ce vendredi matin, l'oléoduc casse : le temps de fermer les vannes, et 4000 m³ de pétrole brut viennent contaminer les cailloux, sous l'oeil du garde de passage qui, avec son téléphone mobile, enregistre un des ces témoignages à la qualité visuelle critique qui peuplent désormais les journaux télévisés. Sans que l'article précise si elle fut ainsi tirée d'une résidence estivale qui pouvait fort bien se situer à proximité, la secrétaire d'État à l'Ecologie arrive rapidement sur place et prononce les mots que l'on attendait d'elle, qualifiant l'accident en une formule typiquement journalistique et donc reprise telle quelle en titre par les journaux, de "vrai désastre écologique". Et il ne lui en faut pas plus pour dérouler la liste des déplorations et des accusations, fustigeant l'époque où l'on se moquait bien des conséquences écologiques du développement, portant comme une croix le lourd héritage des années de vandalisation insouciante. Il ne reste qu'à attraper le coupable, tâche d'autant plus aisée qu'il s'affaire déjà à réparer les dégâts et reconnaît ses torts, qu'à le mettre en cause, suspectant le défaut d'entretien, et qu'à envisager les suites, l'inspection générale d'usage et, peut-être, à terme, un grand plan de déplacement des oléoducs dans lequel il seraient enterrés en des lieux respectueux de l'environnement. Cela risque de ne pas être simple : peut-on se permettre de suggérer de les installer le long des voies ferrées ?
On avait donc tout ce qu'il faut pour ouvrir le journal d'Arte Info du samedi soir, avec cette catastrophe dont l'étendue s'embrasse portant en totalité d'un seul plan d'hélicoptère, ou d'une seule photo dans le Figaro. C'est que la zone polluée s'étend sur deux hectares, là où la réserve en compte 7400 : cet irréparable désastre dont il ne restera nulle trace dans un mois couvre donc 0,27 millièmes de la surface protégée.

En fait, on trouve bien là une éclatante illustration de ce défit mortel que doivent résoudre les entreprises de morale lorsqu'elles sont victimes de leur succès. Car, comme l'écrivait Albert Hirschman, "que reste-t-il à faire au républicain après l'abolition de la monarchie, ou au séparatiste après le succès de la sécession ?". L'efficacité des mesures de prévention des désastres rendant ceux-ci de moins en moins fréquents, et de moins en moins graves, les bonnes âmes doivent donc se contenter des quelques incidents mineurs qui, malgré tout, dans ce monde imparfait, arrivent encore et continueront à arriver, en lieu et place des grandes marées noires d'antan. Question spectacle, on a certes fait bien mieux que ces quelques tonnes d'huile minérale répandue dans les cailloux, vite oubliées, et totalement disparues avant le retour de vacances. Mais, au moins, quelques-uns des éléments de la grammaire symbolique, l'accident, le noir jaillissement des flots de pétrole, la nature souillée, l'héritage toujours pesant de ces années sombres où l'on faisait n'importe quoi, par exemple enterrer les oléoducs dans des zones où ils ne font courir aucun risque à la population, restent valides, et peuvent donc être recyclées à l'identique. Quel dommage que les rares oiseaux de passage n'aient sans doute pas jugé bon de se jeter dans ces quelques flaques, offrant ainsi ces saisissantes images de détresse animale qui, dans le cas présent, font cruellement défaut, et qu'aucun cadavre de grillon ne pourra jamais remplacer. Cela dit, comme le précise l'un des responsables de la réserve, l'endroit reste pour l'instant accessible aux seuls techniciens chargés de récupérer le pétrole. Alors, qui sait, une fois l'inventaire fait, avec la victime innocente, l'oisillon englué, une bonne surprise reste toujours possible.