Pour la France, pour Paris, il s'agit sans doute d'une grande première, même si, à Berlin, on s'acquitte de cet élémentaire devoir d'information du citoyen depuis 2002 : la Préfecture de Police vient de publier le bilan 2007 de l'accidentalité et de la sécurité routière dans la capitale laquelle, il n'est jamais inutile de le rappeler, s'arrête au Boulevard périphérique. On écrirait presque que ça valait la peine d'attendre, tant ce document représente un travail considérable, et contient des éléments notables, en particulier un excellent cahier cartographique qui recense précisément, arrondissement par arrondissement, les zones les plus dangereuses. Malheureusement, ses qualités s'arrêtent là : la partie purement statistique pêche doublement, par ses erreurs et ses imprécisions, et par son absence presque totale de référence méthodologique, et les quelques commentaires qui ouvrent la brochure sont, eux, remarquables par leur intention normative comme par l'habileté avec laquelle ils détournent certains faits pour étayer cette intention. C'est donc la mort dans l'âme que l'on se voit, une fois de plus, enclin, pour étudier ce document, à pratiquer le dézinguage de rapports officiels, une des grandes spécialités de la maison.

Les 86 pages de ce bilan contenant largement de quoi écrire plusieurs billets, on se contentera, contrairement à l'habitude, de s'intéresser à l'accidentalité des piétons. C'est que, côté deux-roues motorisés, rien de neuf : l'accidentalité est constante, puisque sa hausse correspond très exactement à celle des immatriculations de motocycles en Île-de-France. De la même façon, la responsabilité présumée des conducteurs en cas d'accident reste de l'ordre de 40 %, soit à peu près ce que la Sécurité Routière relève au plan national, dans une publication plus détaillée. Mais la Préfecture distingue les 125 cm³, donc les scooters conduits par des automobilistes ici qualifiés de "scootéristes", des motos : pour la première catégorie, le taux de responsabilité est de 40,40 %, pour la seconde, de 39,86 %. Voilà qui va à l'encontre de préjugés très largement partagés, et bien au delà du petit cercle des cyclistes urbains.
En prenant comme base 100 l'année 1994, et sur la seule Île-de-France, on arrive, en 2006, pour les immatriculations de véhicules neufs, à l'indice 172 pour les motos, et 425 pour les 125 cm³ alors que les automobiles régressent à l'indice 74. La très forte augmentation du parc des 125 cm³, ou, pour parler comme les spécialistes, l'important transfert modal de la voiture vers le scooter, ne conduit donc pas à une croissance anormale du risque. Un automobiliste ne devient pas motard du simple fait de se retrouver au guidon d'un scooter ; pour autant, âge et expérience de la conduite aidant, il ne se métamorphose pas non plus en danger public.

Pour les piétons, c'est une autre histoire. Malheureusement, la grande confusion qui règne dans le document entre deux catégories d'analyse, la "circulation irrégulière sur la chaussée" et la "traversée irrégulière" du piéton, conduit à exposer ses conclusions avec prudence ; c'est qu'elles sont accablantes. L'accidentalité des piétons, en baisse régulière depuis 2001 pour atteindre, en 2005, un point bas avec 1944 accidents, remonte fortement depuis. Cette date ne doit sans doute rien au hasard, et cette augmentation brutale ne peut s'expliquer ni par la démographie, ni par un trafic automobile qui, comme le note la Mairie, baisse fortement depuis 1997, et s'effectue à une vitesse de plus en plus lente. Aussi se trouve-t-on réduit à une seule hypothèse : la cause principale de cette hausse est à rechercher dans ces aménagements de voirie par lesquels s'est illustrée la municipalité parisienne, et dont l'un des objectifs affirmés était d'améliorer la sécurité des piétons. Leur effet, comme on pouvait s'y attendre, a été inverse : le système, fonctionnant à risque constant, a conduit ces piétons, majoritairement responsables des accidents dont ils sont victimes, à prendre encore plus de risques. Il suffit sans doute, pour confirmer cette hypothèse, de s'intéresser au sort de "l'espace civilisé" du boulevard de Magenta.
On l'a dit, l'un des intérêts du rapport se trouve dans sa partie cartographique ; celle-ci cumule trois ans de données, de 2005 à 2007, afin d'identifier les rues et carrefours les plus dangereux. Les travaux à Magenta ayant commencé en juin 2004, et le boulevard n'ayant rejoint la civilisation qu'en mars 2006, seuls 22 mois de statistiques le concernent dans son état actuel. Il faut donc conserver une certaine réserve mais, en principe, ça fait mal : à côté des Champs-Elysées, du boulevard Denfert-Rochereau ou de voies rapides comme le quai de Bercy ou la voie Georges Pompidou, axes qui connaissent un trafic bien plus intense, et plus rapide, le boulevard de Magenta fait partie des dix axes les plus dangereux de la capitale, et comporte deux des dix carrefours les plus accidentogènes. Les chiffres de la Préfecture venant ainsi confirmer l'expérience de l'usager, on félicitera comme il se doit Denis Baupin et sa fidèle adjointe, Charlotte Nenner, qui auront parfaitement réussi à transformer une artère relativement banale en un des hauts lieux de l'accidentalité parisienne.

Comme dans tout document de ce type, un enjeu majeur se cache dans l'anodine présentation initiale qui n'a, normalement, d'autre but que d'introduire et de synthétiser, en relevant quelques faits saillants, les données qui occuperont l'essentiel du document. Pourtant, c'est dans ces quelques pages que l'on mesure tout l'art, fait de demi-vérités et de pieux mensonges, du retoucheur, qui saura transformer cette matière brute et brutale du résultat statistique en un discours orienté, où se lit la ligne politique de l'autorité. Ce discours, concentré, efficace, cet "executive summary" des rapports en langue anglaise, est tout ce qui intéresse la presse, qui n'aura besoin de rien d'autre, et surtout pas de se plonger dans des analyses statistiques au delà  des compétences du journaliste courant, pour informer, en toute indépendance et objectivité, ses lecteurs. Disons-le tout net : le retoucheur de service à la Préfecture est très fort, puisqu'il réussit, à force de subtiles confusions et d'oublis opportuns, à occulter les conclusions que l'on a exposées plus haut.
On ne peut manquer, pour finir, de remarquer combien, dans ce texte introductif, la Préfecture s'enorgueillit de la "forte progression de la verbalisation" des cyclistes et de leurs comportement dangereux : de 2006 à 2007, 118,7 % de contraventions en plus. Hélas, il s'agit d'une coquille ; le chiffre réel, que l'on reconstitue grâce à la partie statistique, s'établit en fait à + 188,7 %. Cette augmentation, du coup, est presque quatre fois supérieure à celle que subissent les deux-roues motorisés. Il est vrai qu'ils partent de bien plus haut. Sincère bienvenue au club, camarade cycliste ! Tu auras, j'en suis sûr, assez d'humour pour pardonner cette familiarité aussi bien que cette ironie mais, affreux vieux motard, je ne peux que me réjouir de voir nos chemins se rejoindre enfin, même s'il faut pour cela se retrouver, ensemble, du mauvais côté du code de la Route. Au moins disposes-tu, dans ta communauté, des compétences nécessaires à la défense de tes intérêts face à la répression policière ; sinon, viens chez nous : on a ce qu'il faut.