D'habitude, on ne procède pas ainsi. Autrefois vénérés, aujourd'hui tabous, ces totems qui, du haut de leur trente étages, dominaient les grands ensembles de logements sociaux construits sans guère de précaution durant les années 1960, destinés qu'ils étaient à accueillir des populations qui, abritées dans des bidonvilles, expulsées des îlots insalubres parisiens ou rapatriées des anciennes dépendances d'Afrique du Nord, n'avaient pas d'autre choix et bien peu de raisons de se plaindre de ces édifices modernes qui amélioraient significativement leurs conditions d'existence, ces beffrois qui ponctuaient d'un signal brutal ces quartiers logeant des milliers de personnes, ces flèches qui confortaient, comme aux débuts des sociétés urbaines, la vanité de leur concepteur, le plus souvent, s'effondrent aujourd'hui en gravas et poussière, à l'occasion de l'une ou l'autre de ces opérations télévisées de démolition dont l'objectif annexe est de faire savoir à tous que l'État s'occupe d'eux, et de leur quotidien. Bien peu en réchappent. Aussi faut-il s'intéresser au sort singulier d'une survivante, la tour Bois le Prêtre, installée dans le XVIIème en lisière de la rue du même nom, entre périphérique et boulevard Bessières, à proximité de la porte Pouchet, à l'extrémité est du cimetière des Batignolles.

Dans son état premier, cette tour de dix-sept étages et de cinquante mètres de haut, oeuvre de Raymond Lopez, l'un de ces architectes qui construisirent beaucoup au tournant des années soixante, appliquant de façon un peu trop rigoriste les principes corbuséens, qui reste comme le constructeur de la Caisse d'allocation familiales de la rue Viala, mais aussi comme l'initiateur du Front de Seine ou le bâtisseur du Val-Fourré, porte indéniablement la marque d'une époque certes éloignée des impératifs actuels en matière d'économie d'énergie, mais dotée d'une esthétique autrement plus vigoureuse que cet aspect de grotesque bonbon rose auquel la tour fut réduite vingt-cinq ans plus tard. En 1983, on avait déjà honte des audaces de la période précédente : il fallait construire modeste et économe, poser des doubles vitrages en PVC et des remplissages isolés à l'amiante. Il fallait faire anonyme et uniforme, et, pour la touche finale, un petit ornement avec des couleurs hideuses suffisait largement à apporter la ponctuation visuelle qui autorisait à toujours se penser comme architecte. Quant à la destruction intégrale et irrémédiable de l'oeuvre d'origine et du droit moral de son auteur, après tout, il les méritait bien. L'ironie veut que, moins par souci de faire disparaître une verrue du ciel parisien que précisément en raison des solutions qui constituaient l'ordinaire de l'époque, ce deuxième âge soit aujourd'hui révolu.

Car la tour se prépare à vivre une nouvelle métamorphose. En 2006, son remodelage fut l'objet d'un concours gagné par l'équipe qui présentait le projet le plus lumineux, mais vraisemblablement pas le moins complexe. Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal proposent, dans un style un peu Herzog & de Meuron, à la fois de se débarasser des matériaux gênants, de gagner encore en coût d'utilisation grâce au respect de l'incontournable label HQE, et d'apporter une esthétique neuve et entièrement originale, qui ne gardera de l'état actuel de la tour que la structure, et la hauteur. L'opération, qui, longtemps après la pose d'un modeste appartement témoin, entre seulement aujourd'hui dans sa phase active, s'annonce particulièrement difficile. On notera par exemple que le programme publié sur le site du Pavillon de l'Arsenal ne dit rien du sort des habitants, sans doute appelés à être relogés durant les travaux. Et l'on peut aussi légitimement douter du bien-fondé des motifs économiques avancés, puisque l'OPAC affirme que, si onéreuse soit-elle, la réhabilitation sera bien moins coûteuse que ces démolitions suivies de reconstruction que l'on pratique pourtant ailleurs. Alors, d'autres raisons contribuent sans doute à ce choix.
Car, on le sait, dans l'état actuel de la réglementation d'urbanisme parisienne, une telle hauteur, bien qu'autrement plus modeste que celle de projets déjà évoqués ici, reste proscrite : et si, comme le proclame l'OPAC, une telle opération est exemplaire, c'est parce, grâce à cette astuce qui consiste, comme à Jussieu, à reconstruite entièrement, à l'exception de sa structure, un bâtiment existant, elle traduira, entre périphérique et Maréchaux, cette nouvelle politique constructive qui privilégiera la densité, et dont elle sera le premier témoin. Sise à l'extrémité de la rue Rébière, cette parcelle ridiculement étroite qui longe le mur sud du cimetière, ponctuation de la ZAC de la porte Pouchet qui verra, en raison de ce terrain impossible, de jeunes équipes s'affronter librement dans une compétition de formes et de couleurs, la tour, retrouvant paradoxalement la fonction qui était la sienne parmi ces prédecesseurs honnis, les grands ensembles des Trente Glorieuses, restera un signal. Et cette transformation vaut comme un hommage indirect à la qualité et à la plasticité de sa conception et de sa fabrication, à cette structure de béton en poteaux et planchers. À coup sûr, on ne risque pas de retrouver la même polyvalence avec la préfabrication lourde.