C'est en créant le PC qu'IBM a gagné sa place comme bienfaiteur de l'humanité. Face au système carcéral d'Apple, son standard ouvert a rapidement été investi par une invraisemblable variété d'acteurs, dispersés de Taïwan à Montréal en passant par Helsinki, couvrant un éventail d'activités allant du jeu vidéo à la fonderie de microprocesseurs, et aux machines servant à les produire, unissant
sous un même objectif le développeur indépendant, et la très grande multinationale. Le curieux désargenté des années 1990 pouvait alors, en sélectionnant amoureusement ses composants, fabriquer son ordinateur sur mesure. Il disposait pour ce faire, dans les
métropoles, d'une version numérique du traditionnel souk. À Paris, ce lieu se trouvait avenue Daumesnil, autour d'un vaisseau amiral
appelé Surcouf, et dont la clientèle, loin de se limiter à ce que l'on n'appelait pas encore des geeks, rassemblait, en quantité variable, des gens de tous âges et de toutes conditions sociales, qui avaient simplement besoin d'un PC, n'avaient pas de quoi se payer un Apple, et avaient appris en autodidactes, grâce à une vaste bibliothèque adaptée d'un éditeur allemand aujourd'hui défunt, tout ce qu'il fallait pour construire
leur machine, et s'en servir.
Pragmatique, anarchiste, individualiste, et parfaitement indifférente au rôle de l’État, cette façon de faire, au fond, se
révélait totalement subversive. Impossible de ne pas y faire référence en visitant, en partie à la recherche d'anime qu'on n'a
pas réussi à trouver, en partie faute d'être capable de résister à l'attrait d'une petite observation sociologique, la version
méridionale de Japan Expo.
Une histoire, et un imaginaire, donnent au Japon, rare exemple de pays longtemps resté à l'écart de l'évolution du monde, et des
ambitions colonialistes occidentales, une place à part dans la culture locale. Incorporé à celle-ci à la toute fin du XIXè siècle sous forme de fragments, les images des photographes d'Albert Khan, la découverte de la production d'estampes par les peintres
impressionnistes, et plus tard les influences réciproques en matière d'architecture contemporaine dont témoigne l'Imperial Hotel de Frank Lloyd Wright, la culture japonaise restera longtemps, jusqu'à la fin de la Seconde guerre mondiale, le domaine d'un nombre réduit d'esthètes.
L'inclusion du pays dans le réseau des échanges mondiaux ne changera, au fond, pas grand chose à l'affaire, l'intérêt pour le Japon restant largement l'effet d'initiatives individuelles, cheminant toujours dans le même sens. Ainsi en sera-t-il, par exemple, d'Yves Klein,
qui perfectionnera sa technique du judo au Japon, et gagnera ensuite sa vie plus souvent en donnant des cours de judo qu'en vendant ses
œuvres. Et il faudra attendre 1997, soit dix ans après l'Institut du Monde Arabe, pour que le Japon ouvre sa représentation culturelle à Paris.
Loin de la seule culture savante, l'intérêt sociologique de Japan Expo s'exprime en ceci qu'elle est le résultat d'une démarche similaire, puisqu'il faut toujours aller chercher dans leur pays d'origine des éléments que celui-ci ne fait à peu près rien pour exporter, laquelle s'applique pourtant à des objets très différents. Anime, mangas, J-pop, et d'autres produits de culture populaire se sont, en quelques décennies, diffusés et enracinés dans le monde occidental, au point d'y avoir, en quelques sorte, fait souche. Pour l'essentiel, les exposants à Japan Expo sont de toutes petites entreprises, souvent individuelles, parfois importatrices, mais le plus souvent créatrices, de peintures, de dessins, de mangas, de costumes, d'objets divers. Le public, familial, adolescent, lycéen, peut-être un peu plus féminin que masculin, grand amateur de cosplay, vient en groupe, pour l'essentiel d'amis du même âge, réunis sous la bannière de tel ou tel personnage. On croise quantité de katanas en plastique, quelques pikachu, de rares kimonos, et très peu de chapeaux de paille.
Combien reste-t-il, aujourd'hui, de salons de ce type, où l'on trouve pas loin de deux cent exposants, qui occupe l'essentiel de la
surface consacrée aux expositions du parc des congrès d'une grande métropole, qui accueille sur trois jours plusieurs milliers de
visiteurs, et dont la puissance publique, sous quelque incarnation que ce soit, reste totalement absente ? Pas un seul représentant
d'un service lié au ministère de l'Intérieur, de la Culture ou de l’Éducation Nationale, pas une affiche mettant en garde contre
l'addiction aux jeux vidéo, pas un de ces spots niais destiné aux principaux visiteurs de l’exposition, les adolescents et les jeunes
adultes, ceux-là même qui viennent gaspiller ici les fonds publics mis généreusement à leur disposition pour faciliter leur
accès aux arcanes de la culture légitime.
Japan Expo, à l'évidence, est un territoire perdu pour la République du contrôle des mœurs et
de la répression du vice. Mais la manifestation n'intéresse pas non plus les grands éditeurs : et sans doute faut-il voir là le
désintérêt pour tout ce qui n'est pas parisien. Par contre, pour le sociologue, elle reste le meilleur moyen de comprendre comment, à
force d'initiatives individuelles grâce auxquelles un passe-temps devient une expertise, puis un gagne-pain, par le jeu de la
compétition et de l'émulation entre groupes adeptes de pratiques similaires, par l'adoption de références partagées, et la création
de ces codes particuliers qui distinguent l'initié du commun, s'édifie progressivement une culture spécifique.