L'implication prépondérante du chauffard dans l'accident corporel, parfois grave, très rarement mortel, constitue une hypothèse crédible, mais difficile à mesurer. Un pas plus loin, on sort du domaine de l'accident pour entrer dans celui de l'homicide volontaire. La totale singularité de ces événements devrait interdire à tout individu rationnel d'en tirer des conclusions générales, et laisser ce soin au seul acteur qualifié, la justice. Le récent décès d'un jeune cycliste victime d'un automobiliste criminel dans une avenue parisienne a pourtant été traité de manière bien différente. Au delà de l'hommage au camarade disparu, il a apporté au lobby pro-vélo l'occasion de montrer son efficacité et sa réactivité, ainsi que sa volonté d'instrumentaliser ce fait-divers pour y voir précisément ce qu'il ne peut pas être, un symptôme caractéristique d'un mal répandu, mal que ces activistes se proposent de combattre à leur manière.
Frédéric Héran, économiste aujourd'hui émérite de l'université de Lille, lequel a consacré une bonne partie de sa carrière à écrire
sur le vélo, notamment dans le cadre d'un programme ministériel qui semble aujourd'hui interrompu, le PREDIT,
emploie le même procédé dans un billet qui appelle quelques commentaires.
Son auteur reprend, sans le
citer, voire sans le connaître, et en ne s'appuyant sur aucun autre corpus que son expérience et son ressenti, l'analyse de Jean-Marie
Renouard à propos de ce code de la route implicite souvent indifférent à la légalité que pratiquent les usagers expérimentés.
Mais il franchit un pas que devrait s'interdire un chercheur en faisant sa promotion, en détaillant à destination des seuls
cyclistes toutes les infractions qui ne devraient pas être considérées comme telles, mais seraient incluses dans le code de la
route s'il se préoccuperait enfin d'autre chose que des automobilistes.
Et le moment le plus insupportable de cet appel constant à la désobéissance routière est atteint lorsque son auteur enrôle
d'office dans sa croisade, avec le cynisme de la bonne conscience qui caractérise le bourgeois éclairé, des individus qui ne lui ont
rien demandé tout en étant sommés de partager les intérêts des cyclistes : les piétons. Pourtant, ce sont eux, et pas les
cyclistes, qui occupent le sommet de la chaîne de la vulnérabilité des usagers de la route. Et à cause des cyclistes, dans les grandes
villes, depuis une dizaine d'années, leur sécurité se trouve fortement dégradée. Ce dont on se rend aisément compte grâce à ces
éléments de preuve dont Frédéric Héran se passe fort bien, des données statistiques.
L'accidentalité routière connue des autorités permet à l'ONISR de dresser une carte détaillée grâce à laquelle tout un chacun peut découvrir où et quand, entre quels antagonistes et avec quelles conséquences, les accidents corporels se produisent. Régulièrement actualisée, elle vient d'être mise à jour avec les dernières données disponibles, celles de l'année 2023. Une utilisation habile des filtres proposés permet une sélection fine des éléments de son choix : on va donc s'intéresser aux seuls accidents qui opposent d'un côté les piétons, et de l'autre les cyclistes et assimilés, sur le territoire le plus riche, Paris. br>L'historique remontant jusqu'en 2014, on se contentera des cinq années les plus récentes, soit de 2019 à 2023, période qui englobe l'exception 2020. Sur cet intervalle, l'ONSIR recense 1237 accidents correspondant à cette définition, qui ont fait 8 tués et 1392 blessés dont 55 hospitalisés. Pour la seule année 2019, on relève 212 accidents entre piétons et cyclistes, avec comme bilan un tué, 12 blessés hospitalisés et 223 blessés légers. Cinq ans plus tard, en 2023, on est passé à 302 accidents faisant 344 victimes, avec un tué, 18 blessés hospitalisés et 325 blessés légers. À Paris, en cinq ans, le nombre d'accidents impliquant les piétons et les cyclistes et conducteurs de trottinettes motorisées a donc augmenté de 43 % ; le nombre de victimes, de 46 %. Derrière les automobilistes avec 397 accidents, loin devant les motocyclistes et les chauffeurs de véhicules utilitaires, les cyclistes sont désormais la deuxième catégorie la plus accidentogène pour les piétons.
Sectaire et sans nuances, la politique pro-vélo adoptée depuis une vingtaine d'années dans quelques métropoles, et avant tout à Paris, a comme propriété d'être anti pareto-optimale : elle améliore le bien-être d'une seule catégorie de citoyens, au détriment de toutes les autres. Et si les automobilistes, chauffeurs-livreurs ou passagers d'autobus souffrent essentiellement d'inconvénients tels des parcours rallongés, des trajets désormais impossibles ou des quartiers interdits, tous éléments qui n'ont rien de négligeable, il en va tout autrement pour les piétons. En ville, et en particulier pour ce qui concerne les accidents mortels, les piétons sont systématiquement les plus exposés. Longtemps, ils risquaient essentiellement leur vie en traversant la rue, en profitant quand même de la sécurité offerte par les feux tricolores. Désormais, à cause des cyclistes, il n'en est plus question. La totale impunité dont jouissent ceux-ci jusqu'au moment de l'accident contraint les piétons des grandes villes à subir une insécurité permanente, y compris sur ce refuge qui leur appartenait jusque là, le trottoir : en particulier pour les plus âgés, les plus vulnérables, il faut maintenant intégrer l'idée qu'ils ne peuvent plus jamais se déplacer en paix, puisqu'à chaque instant le tueur silencieux peut surgir dans leur dos.