Par l'effet magique d'une enfilade de tunnels, Marseille compte au nombre des rares métropoles que l'on peut traverser de part en part
- en l'occurrence, de l'est au nord - en passant par son centre et sans pour autant quitter l'autoroute. Et comme la branche terminale
de l'A7 s’achève à un jet de pierre de la gare centrale, on arrivera par le même moyen au plus près de son cœur. La ville et ses
alentours, en fait, ont été intégralement réaménagés pour l'automobile, avec en particulier un chapelet de centres commerciaux
égrainés jusqu'à Aubagne à l'est et Septème-les-Vallons au nord, accessibles seulement aux utilisateurs de véhicules motorisés, et
par l'autoroute. Appuyé sur deux lignes de métro et trois lignes de tramway dont les parcours se dupliquent souvent, la section lourde du réseau de transports en commun municipal se contente de desservir le centre-ville. Partout ailleurs, il faut tenter sa chance avec des
autobus qui circulent au rythme d'un par quart d'heure.
Alors, pour l'autonomie, une seule solution : le retour en selle, en l'occurrence sur une petite Triumph, un engin léger, pas cher, qui ne consomme presque rien et se montre idéal pour la ville et sa banlieue. Bécane de débutant ; bécane de
vieux. Trahissant pour la première fois le Japon au profit de la Grande-Bretagne, on trouvera là l'occasion de s'intéresser un peu à
l'histoire de Triumph, la plus renommée des marques britanniques, dont le destin, bien qu'ignoré des économistes, constitue un cas
d'école illustrant les vertus de la libre entreprise, et fournit une spectaculaire expérience naturelle.
Comme nombre d'acteurs historiques, Triumph a vu le jour à la fin du XIXème siècle et commencé par produire des bicyclettes ; sa première motocyclette qui, selon la pratique de l'époque, était un genre de vélo mutant avec un cadre robuste, un réservoir et un petit moteur, sortira dès 1902. Et comme pour bien des marques célèbres, dans cet univers d'amateurs passionnés, on trouvera en ligne des
chronologies détaillées, comme celle-ci, de plus richement illustrée. Inutile donc de refaire l'histoire ; on se contentera de citer quelques dates significatives.
En 1937 sortait la Speed Twin, motorisée par un bicylindre vertical qui deviendra le cheval de bataille du constructeur durant des
décennies. En novembre 1940, le bombardement de Coventry entraînera la destruction de l'usine Triumph, et sa reconstruction un peu à
l'écart, dans le village de Meriden, à mi-chemin entre Birmingham et Coventry. Après la Seconde Guerre mondiale la marque se développe
fortement aux États-Unis, désormais son principal marché. 1951 voit la fusion avec Birmingham Small Arms, alias BSA, plutôt spécialiste
du monocylindre et des petites cylindrées. BSA Group avec ses marques Ariel, BSA et Triumph devient ainsi le plus gros producteur, et exportateur, britannique de motos. Mais le désintérêt progressif des ménages européens pour un mode de déplacement remplacé par l'automobile, le vieillissement d'un outil de travail privé, faute de moyens, d'investissements, la qualité toute relative des produits industriels britanniques, laquelle se traduisait dans le domaine de la moto par les proverbiales fuites d'huile de carters
à l'étanchéité aléatoire feront de cette activité autrefois triomphante un patrimoine de plus en plus menacé.
Connaisseur mais
réaliste, un Frank Margerin abritait ainsi sa Speed Twin d'époque dans sa maison du 15ème arrondissement parisien, tout en prenant la
précaution de disposer sous son moteur une de ces larges soucoupes en terre cuite qui servent normalement à recueillir les débordements des pots de fleurs ; pour ses déplacements ordinaires, il roulait en Yamaha XT.
Le coup de grâce arrivera en 1969, avec l'irruption des motos japonaises, modernes et fiables, et en particulier d'une machine qui deviendra immédiatement légendaire, la Honda CB750 four. En face, Triumph et BSA présentent chacune leur version d'une machine équipée d'un nouveau moteur trois cylindres. Nouveau, mais étroitement dérivé des traditionnels bicylindres Triumph ; dépourvues de démarreur électrique et de freins à disque, ces motos appartiennent indéniablement au monde d'avant, et ne peuvent enrayer le déclin d'une industrie désormais moribonde, et qui commence à réduire massivement ses effectifs.
Début 1973, il ne reste plus qu'à s'en remettre à la générosité publique : le gouvernement britannique va alors imposer la création du groupe
Norton-Villiers-Triumph par fusion avec un autre canard boiteux, Norton-Villiers. En septembre 1973, la nouvelle entité décide de
fermer l'usine Triumph de Meriden tout en licenciant deux tiers de ses effectifs. En réaction, et selon des modalités souvent répétées,
les employés arrêtent la production et occupent l'usine. Dix-huit mois plus tard, NVT abandonne la lutte et Triumph devient une
coopérative largement pourvue en fonds publics qui survivra quelques années en construisant d'anciens modèles plus ou moins remis au goût du jour. En août 1983 l'activité cesse et, dès janvier 1984, comme un symbole d’irréversibilité, l'usine de Meriden est démolie
Ne reste alors de Triumph qu'un nom, une réputation pas nécessairement bonne et des souvenirs, forcément émouvants. John
Bloor, promoteur immobilier fortuné, rachète la marque. Pendant cinq ans, entièrement sur fonds propres, il va construire une usine et
développer une gamme de nouveaux modèles équipés d'un moteur moderne qui profitera du capital symbolique de l'ancien trois cylindres, une architecture alors rare et qui fera la singularité de Triumph. En 1990, ces machines débarquent
au salon de Cologne. Le succès, grâce entre autres au porte-étendard de la marque, la Speed Triple, arrivera assez vite ; la rentabilité sera bien plus tardive.
Une activité industrielle comme la moto, qui produit des biens d'équipement pour les ménages, qui possède une forte spécificité tout en restant à l'intérieur de faibles volumes, vaut au fond comme un modèle épuré de l'activité économique dans un pays libéral. Ici pas de marchés publics pour soutenir une branche déficitaire, pas d'impérieuse nécessité de sauver un secteur stratégique avec ses dizaines de milliers d'emplois. Tout au plus trouvera-t-on, avec Triumph, les restes d'une vieille fierté impériale, fortement érodée mais qui vaut quand même la peine qu'un capitaliste investisse du temps et beaucoup d'argent pour assurer sa renaissance. Là où, finalement plus préoccupés du court terme et des effets d'annonce, l'investissement public dans une nationalisation de facto trop tardive et trop peu capitalisée, le recours au modèle coopératif dépourvu de moyens de développement et qui n'a d'autre effet que de retarder l'échéance, inévitablement, ont échoué, l'individu a réussi. Pour cela, il n'a pas seulement fallu mobiliser des capitaux personnels, sur lesquels on n'a de compte à rendre à personne : il faut aussi, hier comme aujourd'hui, s'adapter en permanence aux contraintes de tous ordres. Triumph a ressuscité dans les Midlands, son territoire originel. Aujourd'hui, la production est très largement délocalisée en Thaïlande, tandis que la nouvelle gamme de monocylindres se voit confiée aux bon soins de l'indien Bajaj. Là aussi, la politique de l’entreprise donne une image pertinente du monde tel qu'il est.