Sur TF1, un hommage en forme d'autoportrait dans lequel l'homme en noir se charge en personne de rédiger sa nécrologie. France 2, plus dans l’improvisation, a fait appel au biographe officiel des grands de ce monde pour organiser un direct réunissant quelques compagnons de route. Plus discrète, La Chaîne Parlementaire rediffuse un des épisodes du Rembob'INA de Patrick Cohen, réalisé à l'occasion de l'inauguration sur YouTube, d'un espace recueillant en grande quantité des émissions produites par le défunt. Certes, la télévision a pris l'habitude d'accompagner la disparition de divinités comme Elizabeth II ou Johnny Halliday d'une avalanche d'éditions spéciales, de reportages explorant les aspects les plus ténus de la vie du disparu, de cérémonies retransmises en direct durant des heures. Bien qu'appartenant incontestablement au sérail, Thierry Ardisson était, lui, un habitué des deuxièmes, voire troisièmes parties de soirées, animant le plus souvent des émissions éphémères sur des chaînes confidentielles et destinées à un public restreint. L'antithèse, au fond, d'un Jacques Martin ou d'un Michel Drucker. Comment un individu aussi singulier a-t-il pu laisser une empreinte aussi profonde ?
Derrière la figure commune du Rastignac parti de sa province pour réussir à la capitale, ou celle de l'agitateur attentif à la mise en scène de son personnage, on exagère à peine en décrivant une démarche dont la propriété essentielle relève paradoxalement, dans une logique assez punk, d'une esthétique de la pauvreté. Ainsi en allait-il de son agence de publicité, spécialisée dans les spots d'une durée de 8 secondes, format contraignant, mais format le moins cher dans un système où l'on paye à la seconde. Ainsi en allait-il aussi d'émissions telles Bains de Minuit ou Lunettes noires pour nuits blanches, productions fragiles de durée variable, destinées à La Cinq de Silvio Berlusconi, celle de Voisin Voisine, ou à la toute fin de soirée d'Antenne 2, enregistrées la nuit dans des lieux restés fameux, les Bains Douches, le Palace, lesquels participent de la geste des années 1980. Derrière l'ostentation, avec le rôle primordial du carnet d'adresses, on devine le concept, le rendez-vous entre pairs après la journée de travail, la promesse d'une conversation détendue avec champagne et cigarettes dans un lieu ouvert et dépourvu de contraintes, sans durée définie, sans sujet interdit, et sans attaché de presse. Malgré tout, on reste emprunté dans les câbles, limité par des machines qui ne permettent pas encore de tourner sans éclairage spécifique et obligent à rester statique, assis dans un coin.
Il suffira de quelques années, d'une nouvelle génération de capteurs CCD et de l'arrivée du Betacam SP pour que les choses changent, et que la vidéo professionnelle accède à la mobilité dont le cinéma léger disposait depuis trente ans, grâce au Nagra et à l’Éclair 16. Tourner dans la rue, de nuit, sans éclairage, avec une équipe réduite, parcourir la ville pour aller rencontrer tel ou tel, à domicile ou à son point d'eau habituel, tout en laissant jouer le hasard, telle était Paris Dernière, produite pour une chaîne confidentielle seulement disponible sur le câble, Paris Première, et encore moins coûteuse que les émissions qui l'ont précédée puisque, aux dires de son créateur, elle s'autofinançait par la vente d'espaces publicitaires. C'était, au fond, assez simple, assez flou, et aussi libre que peut l'être un programme de télévision. Personne, pourtant, ni avant ni après, n'a fait quelque chose d'équivalent.
Le sentiment que l'on ressent en revoyant ces images va au-delà de la nostalgie, ce regret complaisant des années de jeunesse filtrées par une mémoire sélective. Trente, bientôt quarante ans après, les séquences en clair de Canal +, Les Inconnus d'Antenne 2 ou le bazar de Thierry Ardisson, ces fragments vers lesquels on revient sans cesse, appartiennent à un temps figé, un moment perdu à jamais. Le sempiternel "on ne pourrait plus faire ça aujourd'hui" signe la capitulation face aux censeurs et aux esprits bornés. Les indépendants qui, n'ayant jamais entrepris le travail long, méticuleux, et implacable qui permet à une faction particulière de dérouler son agenda et de s'emparer des commandes, se retrouvent à la merci de décideurs qui les éliminent de leurs grilles de programme d'un revers de la main. Il faut un assez invraisemblable cumul de circonstances pour arriver à produire les espaces de liberté et d'expérimentation qui ont marqué en Europe la fin du XXème siècle. Et on sait bien que tout ça ne reviendra pas.