Puisque même une presse qui jouit encore d'une petite réputation ne sait faire de l'événement qu'un compte-rendu intégralement servile, et puisque le sujet lui-même fonctionne comme révélateur de tensions qui dépassent largement son objet finalement modeste, reparlons donc un peu, au risque de lasser, de sécurité routière. Réuni en urgence, un Comité interministériel de sécurité routière a donc décidé de mesures propres à enrayer la hausse de la mortalité constatée depuis le début de l'année. Ce sec énoncé digne d'une dépêche d'agence déborde pourtant de significations cachées. Constitués une, parfois deux fois l'an, ces sortes de conseils de tous les ministres qui entretiennent un rapport si ténu soit-il avec la sécurité des usagers de la voie publique, loin de former l'organe de décision qu'ils sont censés être, ne sont qu'occasion de convoquer la presse et de diffuser un communiqué dévoilant des mesures préparées de longue date, justifiées par des considérations techniques et réputées douées d'efficacité ; un des intérêts de ce comité-là réside en ceci qu'aucune de ces propriétés n'est remplie.

Ainsi, il s'est tenu quelques semaines avant le moment initialement choisi : cette façon de faire répond à une des constantes de la rhétorique politique, celle de l'urgence constatée qui implique la mobilisation des instances de décision et la production d'un programme d'action à effet immédiat, lequel mettra fin avec succès à la dégradation rapide d'un équilibre. Sauf que, en l'espèce, comme l'établit avec sagesse la FFM, l'urgence n'est que fiction, et l'aggravation du bilan de la sécurité routière depuis le début de l'année, trop fugitive pour être statistiquement significative, trop conjoncturelle pour être expliquée par un déterminisme mécanique, ne saurait fonder une action rationnelle. Si le pouvoir réagit, ce n'est pas parce que les barbares cognent avec insistance à nos portes, mais parce qu'il est prisonnier du modèle qu'il a lui même conçu, en faisant de la sécurité routière une question politique essentielle mais de court terme, en traitant cet objet social complexe comme s'il disposait à son égard de pleines capacités d'action, en dotant des écarts statistiques non significatifs, qui ne devraient être connus que des seuls spécialistes, à la fois du statut d'un jugement remis en jeu tous les mois, et d'une visibilité qui, au même titre que pour ces autres chiffres dotés de propriétés semblables, le chômage, l'inflation, la croissance, fait du bilan mensuel de la sécurité routière un sujet obligatoire d'ouverture des journaux télévisés. Décrétant que les progrès considérables des quarante dernières années devaient tout au seul accroissement de la répression, il se trouve, à la plus légère inflexion négative, contraint de réagir : sauf que, en l'espèce, il n'était pas prêt.

Dés lors, son catalogue de mesures détaillé dans le dossier de presse édité pour l'occasion fonctionne comme une cartographie des tensions qui agitent le pouvoir et, pour ceux qui connaissent un peu la généalogie des décisions prises, comme un guide des positions occupées par tel ou tel dans ce champ de la sécurité routière. De ce fatras, une logique émerge, qui n'a rien de surprenant, celle du moindre coût, économique, mais aussi politique et symbolique. Par exemple, modifier les limitations de vitesses aurait impliqué à la fois le recalibrage des appareils de contrôle, et le remplacement des panneaux : la lourdeur même du dispositif déjà en place garantit sa pérennité dans son état actuel. Ne pas diminuer le taux d'alcoolémie, ne pas aller plus loin dans l'interdiction des conversations téléphoniques permet de voir une autre logique à l’œuvre, celle qui conduit à encore tenir compte de certains intérêts, logique d'autant plus évidente qu'elle ne préserve pas une autre catégorie d'acteurs appartenant au monde économique, d'apparition récente et de bien moindre importance, les producteurs de systèmes de géolocalisation de cinémomètres : l’État, à l'évidence, ne redoute pas d'affronter les Coyotes en colère. Mais il n'est pas dit qu'il ait raison.
Très probablement, aucune de ces décisions précipitées n'a eu le temps de subir l'examen du publiciste : en conséquence, elles ont toutes les chances de connaître la censure du tribunal. On voit mal sur quelle base interdire des systèmes jusque-là légaux, et qui ne font rien d'autre que de diffuser au moment opportun une information par ailleurs publique. On se demande comment justifier cette bizarre idée d'accroître la dimension des plaques d'immatriculation des motocycles, pour les porter à un format que l'Allemagne, semble-t-il pour des raisons d'harmonisation européenne, vient précisément d'abandonner. Il paraît que l'exemple serait venu de Grande-Bretagne, pays dont les immatriculations, à la différence de la situation française actuelle, sont elles aussi hors normes. Et on s'attardera, enfin, sur cette nouvelle lubie d'un État qui semble décidément énormément tenir à régenter la façon dont ses citoyens s'habillent, l'obligation faite aux seuls motocyclistes de porter des marques de haute visibilité.
En effet, l'argument utilitariste ne tient pas une seconde : s'il s'agissait vraiment d'améliorer la visibilité d'usagers vulnérables, alors la mesure devrait avant tout s'imposer à ceux qui, faute de produire de l'électricité en quantité suffisante, sont, en particulier la nuit, très difficiles à détecter alors même que leur accidentalité, en conditions comparables, donc strictement urbaines, n'est vraisemblablement en rien inférieure à celle des motocyclistes et que, contrairement à ces derniers, le port du gilet modèle Lagarsfeld ne souffre pour eux d'aucune contre-indication technique, les cyclistes. Il en va de même avec les plaques d'immatriculation : une petite connaissance du milieu permet certes de rencontrer ces artistes du graissage de plaque, ces mécaniciens du support inclinable, ou bien ces esthètes du format carte de visite. Mais ceux-ci sont déjà dans l'illégalité ; punir tous les motocyclistes, et eux seuls, pour les dérives de quelques-uns, leur imposer le port d'un élément uniforme et bien visible qui transforme ces victimes d'accidents en coupables d'être ce qu'ils sont ne relève, comme dans toute opération de marquage, que d'une volonté d'humiliation, et de stigmatisation des déviants.

Car ce catalogue dépareillé tient par une seule logique, ancienne, profonde, et caractéristique de la droite, qui voit dans le citoyen un être par essence immature et à la responsabilité limitée, qu'il faut sans arrêt contrôler et toujours réprimer pour le contraindre à ne pas quitter un droit chemin qui n'est pas seulement défini par la loi, mais aussi par une morale rigoriste au nom de laquelle on s'autorisera à stigmatiser ceux qui préfèrent des valeurs différentes, et quand bien même ils respecteraient strictement la règlementation. Une des mesures proposées semblera incompréhensible au profane, celle qui promeut la "voiture sûre" aux performances volontairement bridées, susceptible de respecter automatiquement les limitations de vitesse qui lui seront indiquées par un GPS. Elle a pourtant une déjà longue histoire et, partout en Europe, des centaines d'ingénieurs travaillent au développement de ces systèmes intelligents qui matérialiseront le délire du technocrate, le contrôle permanent, automatique, en temps réel, du citoyen. La sanction immédiate et automatique du plus léger écart, voilà bien le projet d'un État technicien qui ne voit aucun mal à développer des dispositifs qui lui permettront de savoir à chaque seconde où se trouve n'importe quel individu, puisque c'est pour son bien. Alors, rêvons un peu, et pensons plutôt à ces pays démocratiques, où l'on peut même trouver des moteurs libres et des députés qui vont vite.