Dans la déjà longue histoire des actions et manifestations organisées par la FFMC, on aura connu thème plus original que cet appel du 18 juin. A Paris, cette tentative de recycler la commémoration gaulliste restera dans les mémoires de quelques dizaines de manifestants du seul fait de leur avoir fourni une occasion, unique, de s'approcher au plus près d'un lieu habituellement interdit, la Préfecture de Police. Là, pourtant, en attendant le retour de la délégation rituelle reçue comme de coutume par un sous-directeur, un événement singulier s'est produit : un brigadier appartenant à une compagnie d'intervention, en tenue légère, est venu vider son sac, expliquant à quelques auditeurs à quel point le biais exclusivement répressif de la politique actuelle lui semblait pesant, racontant combien il regrettait l'époque où il pouvait encore arrêter des usagers au bord des routes pour leur donner un conseil, et pas une contravention. De telles confidences ne sont pas exceptionnelles, et on a déjà eu l'occasion d'expliquer pourquoi certains membres des forces de l'ordre, les CRS motocyclistes en particulier, choisissent la presse motocycliste et militante pour relayer leurs revendications, lesquelles, face aux incessantes dissolutions d'unités, deviennent permanentes. Tout en se gardant d'en surestimer l'importance, on ne peut nier qu'une certaine forme de complicité existe bien entre ces deux catégories de motocyclistes, avec et sans uniforme, gens du même monde même s'ils ne sont pas du même bord. Mais voir un policier sans lien défini avec cet univers venir, semble-t-il sans raison précise, confier sa peine à des manifestants alors que sa fonction, et la raison de sa présence sur place, consiste à réprimer des débordements certes, en l'espèce, inexistants, ouvre, au-delà de l'anecdote, une piste intéressante, qui conduit à s'interroger sur la signification des divers mouvements qui agitent l'appareil policier et judiciaire depuis déjà quelque temps et, plus encore, sur le rôle de la presse en général, et de la télévision en particulier, laquelle, le plus souvent, évite soigneusement d'en rendre compte.

Même s'il ne s'agit pas d'un mouvement général, ni d'une contestation globale de cette politique de sécurité telle que le gouvernement la conçoit et contre laquelle les magistrats s'opposent, le milieu des forces de l'ordre est depuis des années traversé de conflits sociaux, partiels, locaux, et difficiles à exprimer publiquement puisque certains de ses membres ne bénéficient pas du droit de grève, ce qui les contraint à utiliser des stratégies de contournement. C'est le cas de la gendarmerie, dont l'absorption par l'Intérieur ne cesse de faire des vagues, et où l'union des retraités avec sa revue, L'Essor, fait fonction de syndicat, apportant notamment un soutien sans faille, mais bien isolé, au sociologue et chef d'escadron Jean-Hugues Matelly, radié pour avoir exprimé en tant que chercheur une position dissidente, puis réintégré par décision du Conseil d’État. C'est également le cas de ces compagnies de CRS menacées de fermeture, dont les fonctionnaires, interdits de grève, utilisent un répertoire annexe, arrêts maladie, grève de la faim ou mobilisation familiale, le blocage des casernes avec femmes et enfants fournissant de plus à la télévision sont aliment préféré, des images de victimes innocentes et des bons sentiments.
Policiers et pas militaires, les CRS, de plus, sont syndiqués : pourtant, au lieu des habituels Alliance et autre Synergie, dont les états d'âme, en particulier quand la justice condamne sept policiers coupables d'avoir falsifié un procès-verbal dans le but d'envoyer un innocent en prison pour vingt ans, s'étalent à longueur de journal télévisé, on voit apparaître à l'appui des revendications des CRS des organisations d'habitude cantonnées aux seconds rôles, SNOP, Unité police SGP-FO, UNSA Police. À la stupéfaction des journalistes, on retrouve les mêmes organisations, moins préoccupées de retirer les bénéfices de leur allégeance au chef que de maintenir un fonctionnement démocratique du système judiciaire, en soutien de la fronde des magistrats. Très exceptionnellement invités au 20 heures, le SNOP et le SGP-FO sont pourtant, dans leurs collèges respectifs, les syndicats majoritaires.

Comment expliquer un tel paradoxe ? Sans doute en s'intéressant à une particularité récurrente de la programmation télévisuelle, la place démesurée qu'y tiennent les opérations de police. Et au cas où la scrutation de son hebdomadaire télévisuel habituel ne suffirait pas, un petit coup d’œil sur le fort mal commode outil que l'INA, chargé du dépôt légal des programmes, met à la disposition du chercheur permet de confirmer le sentiment du sens commun, et de s'assurer que les forces de l'ordre, dans leurs nombreuses déclinaisons, constituent bien, une à deux fois par semaine, un sujet de choix pour les reportages télévisés, en particulier sur les chaînes commerciales de la TNT gratuite. Enquêtes sur les vrais experts de la police scientifique, sur la nouvelle délinquance des jeunes, sur les conditions de travail d'un commissariat de quartier. Mise en scène des poursuites routières, des entraînements du GIPN ou de la gendarmerie mobile, des opérations de douane, de la lutte contre le trafic de stupéfiants. Surveillance des déviants du cap d'Agde, immersion au sein du GIGN, infiltration des réseaux pédophiles : à partir de 20h30, la police est partout, au point qu'on puisse légitimement s'interroger sur le nombre des fonctionnaires qu'elle détache à la seule fin d'assurer la logistique de ces opérations conjointes, au point, même, qu'on se demande combien ça lui coûte de fournir à des chaînes au budget fort mince un tel contenu avec une telle fréquence. L'Intérieur, aujourd'hui, hors fiction, compte très probablement parmi les principaux producteurs de programmes télévisés : on comprend qu'une telle position s'accompagne de contreparties, et qu'il soit bien difficile pour bien des rédactions de mécontenter un fournisseur si important, et si puissant.
On retrouve à l’œuvre la même hétéronomie qui a cours en matière de sécurité routière, puisque la télévision se contente de relayer le discours de la place Beauvau, et prend ses interlocuteurs parmi les syndicalistes agréés par le Ministère. Les dissensions que l'on rencontre dans telle ou telle unité de police ou de gendarmerie, d'autant moins visibles qu'elles sont souvent interdites d'expression publique, passeront inaperçues aussi longtemps qu'elles s'exprimeront, non pas seulement au grand jour, mais avec suffisamment de force pour qu'il ne soit plus possible de les ignorer. Alors, il ne restera plus qu'à avouer que l'on n'avait rien vu. Simplement, on ne s'était pas donné les moyens de voir.