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rageux

, 19:24

Parmi tant d'autres points significatifs, le récent jugement dans lequel le Tribunal administratif de Paris annule la décision du Conseil de Paris fermant à la circulation des véhicules motorisés la section centrale de la voie Georges Pompidou, sur les quais de la rive droite de la Seine, offre à l'observateur averti l'occasion d'une petite spéculation. On peut en effet lire ce jugement à l'envers, en ce qu'il retrace le cheminement d'une décision politique vers sa traduction réglementaire, et la commande faite à l'administration municipale de trouver de quoi fonder en droit une décision déjà prise. Ce n'est pas faire injure à cette administration que de constater qu’elle a échoué, d'autant que l'on ne prend guère de risque à parier qu’elle avait prévenu sa hiérarchie de la légèreté de ses motifs, et du risque encouru si, d'aventure, un grincheux venait à contester cette fermeture devant la justice administrative.

Aussi la réaction virulente de la municipalité parisienne recèle-t-elle un véritable potentiel comique, avec ce long cri d'indignation dans lequel elle mobilise toutes les ressources de son arsenal rhétorique, tout en démontrant une fois de plus son incomparable dextérité dans l'art raffiné du bonneteau statistique. Faute de place, on se contentera de commenter deux points de cet argumentaire, avec d'abord ce qui a trait à la pollution atmosphérique. Au passage, on remarquera que la Mairie fait ici preuve d'une rare sollicitude à l'égard de sa banlieue, puisqu'elle ne fait aucune distinction entre Parisiens et Franciliens, les données d'Airparif auxquelles elle se réfère couvrant toute l’Île-de-France. Il faudra un esprit singulièrement mesquin pour faire remarquer que le seul territoire municipal jouit d'une qualité de l'air systématiquement meilleure que celle de la région dans son ensemble.

Cette réponse à une décision de justice détaillée sur dix-sept pages pourrait difficilement adopter un format plus opposé. On se retrouve face à une série de vignettes exposant un court slogan et un chiffre choc, renvoyant en annexe à une page complémentaire qui fonctionne exactement de la même manière. Il s'agit moins, en somme, d'argumenter, que de fournir à ses troupes de quoi nourrir leur activité sur un célèbre réseau social. Malgré tout, on relève un lien qui pointe vers le site d'Airparif, la seule autorité en la matière, et en l'espèce vers le bilan 2015 de l’association.
Trois millions de Franciliens, nous dit la Mairie, respirent un air pollué : on se demande donc d'où sort ce chiffre puisque, en première analyse, Airparif n'en compte que la moitié. Il se trouve, de plus, que ce rapport, on l'a analysé lors de sa publication, voilà bientôt deux ans. Dans l'éventail des polluants contrôlés, le chiffre choisi pour faire peur fait référence au dioxyde d'azote, une substance qui n'a plus déclenché d'alerte à la pollution à Paris depuis vingt-et-un ans, et plus précisément au dépassement de la valeur limite annuelle, qu'aucune métropole européenne ne respecte. Il aurait été plus pertinent, et plus honnête sans doute, de s'en tenir aux particules fines, dernier polluant vraiment problématique. Hélas, nous dit Airparif, elles n'affectent plus aujourd'hui que 300 000 Franciliens, ce qui, immédiatement, devient bien moins spectaculaire.
Étrangement, la Mairie a par ailleurs choisi d'ignorer l'édition 2016 du même rapport, pourtant publiée en juin dernier. Il est vrai que, dans celle-ci, la quantité de Franciliens soumis à ces excès particulaires est tombée à 200 000.

Mais si la Mairie réagit avec une vigueur un peu inquiétante à, il semble utile de le rappeler, une décision de justice, c'est sans doute à cause des considérants 14 à 17 du Tribunal administratif, lesquels mettent en pièces la notion supposée justifier scientifiquement son action, l'évaporation. Entre autres méchancetés, le tribunal fait un peu d’épistémologie, rappelant qu'une collection de cas particuliers ne saurait suffire à fonder un concept scientifique, un peu de statistique, jugeant qu'un écart de un à quatre entre trafic estimé et comptabilisé était quand même un poil excessif, et un peu de géographie, considérant que limiter l'étude d'impact à une zone centrée sur la voie en question et large de 200 mètres ne permettait pas de pleinement apprécier les effets d'une mesure qui s'exercent jusqu'à l'échelon régional.

Et c'est bien là que se situe l'enjeu fondamental de l'affaire, dont l'importance déborde largement du territoire concerné, et ne saurait être réduite au combat entre une capitale de gauche et une région de droite. Installée sur une emprise qui, comme le rappelle le Tribunal, reste toujours la propriété du port autonome de Paris même s'il n'en a plus l'usage, la voie Georges Pompidou assurait une liaison directe entre banlieues ouest et est, et réduisait la capitale à un simple rôle de transit. En d'autres termes, elle lui imposait une servitude dont bénéficiaient essentiellement des banlieusards. D'une manière qui vient d'être déclarée illégale, la Mairie a donc décidé de couper cette liaison. L'évaporation du trafic, cette notion quasi-magique, moralisatrice, puisqu'elle dénie aux usagers motorisés de la voirie leur droit légitime à l'employer, et autoritaire, puisqu'elle leur laisse la charge de se débrouiller autrement et d'aller n'importe où, mais pas ici, se présente ainsi telle qu'elle est, un abus de pouvoir. Qui se soucie, après tout, de la manière dont vont se comporter ces banlieusards, qui trouveront sûrement un moyen de passer. Par les égouts, au besoin.
Plus aristocratique que jamais, la municipalité parisienne livre ainsi sa conception du rôle d'une ville située au centre d'une métropole mais bien décidée à s'affranchir de toutes les contraintes qui accompagnent nécessairement sa position géographique, aussi bien que son insertion dans un espace politique et économique plus vaste. Illustré de magnifiques clichés opposant, littéralement, le jour à la nuit, l'argumentaire municipal confirme si besoin était le destin qui attend, sinon toute la capitale, du moins ses arrondissements centraux, celui d'être le réceptacle à touristes d'une ville-musée, construite et gérée dans le mépris le plus complet de tout le reste, y compris le simple respect de l’État de droit.

80

, 19:33

À un léger détail près, on pourrait s'épargner la peine de commenter ce récent Comité interministériel de sécurité routière, et se contenter de recycler le billet écrit voilà plus de deux ans, lorsque cette cérémonie s'était tenue pour la dernière fois. Car, du Premier ministre au ton sévère dénonçant une situation inacceptable au menu détaillant l'habituel catalogue de vingt mesures, des appels à une mobilisation citoyenne déjà cent fois lancés et effectifs dès 1984 avec l'initiative REAGIR de Pierre Mayet au serpent de mer ici incarné par l'éthylotest anti-démarrage, on cherchera en vain dans ce programme la trace d'un semblant d'originalité. Franchement, ça lasse. Le cumul d'inepties dépassant significativement celui de la session précédente, on en vient à plaindre sincèrement les fonctionnaires de la DSCR, qui ont sûrement payé de longues nuits sans sommeil leur chasse aussi désespérée qu'infructueuse aux idées neuves. Par simple charité, on retiendra malgré tout l'attention accordée aux piétons, et en particulier la verbalisation des refus de priorité dont ils sont victimes, et on se réjouira, en tant que motard, d'être enfin autorisé à allumer ses feux antibrouillard quand la visibilité est mauvaise, un équipement dont, malgré des décennies de pratique, on ignorait totalement l'existence.

Mais il y a un symbole, et d'importance. Pour la première fois en quarante ans, puisque la limitation des vitesses aujourd'hui en vigueur sur le réseau secondaire hors agglomérations date de 1974, l’État s'attaque à l'immuable, et réduit de 10 km/h la vitesse autorisée. Tout, dans cette décision, mérite analyse, tant elle est caractéristique de la façon dont la puissance publique décide et agit, de la manière dont elle se justifie et, même, de ce à quoi elle croit.

Depuis peu, la mécanique simpliste de la sécurité routière affronte un obstacle : la courbe de la mortalité, son but, sa fierté, son unique preuve d'efficacité, ne baisse plus. Pour les automobilistes en particulier, elle aurait même retrouvé une légère hausse. Un simple coup d’œil sur les données publiées par les principaux pays européens montre pourtant une tendance partout à peu près identique  : une baisse de moins en moins marquée de la mortalité routière au fil du temps, qui débouche sur un plateau à partir de 2010, avec parfois de légères hausses comme pour ce pays qui vaut comme un modèle de vertu, la Suède. En d'autres termes et en première analyse, si on atteint, ici et ailleurs, une limite, c'est celle d'une politique conduite à l'identique depuis quarante ans. Alors, il ne serait pas superflu, en particulier pour un pouvoir tout neuf, de prendre le temps de la réflexion.
Mais en ce début d'année, sans même attendre les quelques semaines nécessaires à la consolidation du bilan 2017, on agit. On le fait en prenant comme justification une expérience menée sur quelques tronçons de route, dont la validité semble douteuse, et dont les conclusions restent secrètes. On le fait en s'aidant de cet univers para-scientifique aussi rassurant que fictif qu'on appelle l'accidentologie, avec ses lois éternelles puisque mathématiques, lesquelles s'appuient sur de courtes expériences naturelles conduites à la fin des années 1970 dans un seul pays, et sur les véhicules d'alors. On le fait, enfin, en allant au plus court et au plus conforme, et en évitant surtout de s’intéresser au détail. En refusant de voir le conducteur tel qu'il est, un individu par définition adulte, formé plus ou moins bien, plus ou moins expérimenté et apte à réfléchir avant d'agir, en ayant choisi de le surveiller grâce à des automates, on a fermé toutes les pistes, sauf celle que l'on emprunte en resserrant la ceinture d'un cran.

Pourtant, la sécurité routière, avec son appareil statistique qui n'est jamais qu'une grosse machine à réduire drastiquement la complexité infinie d'un réel, par définition, accidentel, et à homogénéiser ce qui n'est qu'exception, offre malgré tout, dans ses bilans annuels, matière à réflexion. Ceux-ci montrent, par exemple, que la mortalité des automobilistes découle pour moitié d'accidents impliquant des véhicules seuls. C'est le cas de la surmortalité des jeunes adultes les samedi et dimanche, tôt le matin, ce phénomène que l'on appelait autrefois à Bruxelles la saturday night fever, qui conjugue alcoolisation prononcée et vitesse très supérieure aux limites. Dans des situations de cet ordre, on a du mal à se représenter l'efficacité de la nouvelle règle.
Mais, plus encore, il se pourrait qu'elle se montre contre-productive. Car elle va avoir un effet inédit et négligé, celui d'annuler la différence de vitesse dont bénéficiaient les usagers par rapport aux conducteurs d'un véhicule auquel la politique de sécurité routière ne s'est jamais intéressée, le poids-lourd. En 2016 nous dit le bilan de l'ONISR, 1 760 automobilistes sont décédés dans un peu plus de 46 000 accidents. Moins de 3 000 accidents ont impliqué des poids-lourds  ; pourtant, 493 personnes ont été tuées dans de telles circonstances, dont 438 n'étaient pas dans la cabine du camion. L'énergie cinétique ne met pas seulement en jeu la vitesse, mais aussi la masse ; et le véhicule le plus massif se montre bien plus dangereux que tous les autres. Dans la nouvelle configuration mise en place sur les routes secondaires, il ne sera même plus possible de s'éloigner légalement de ce danger. Qu'est-ce qui pourrait mal se passer ?

Cette première incursion du nouveau gouvernement sur un terrain neuf vaut comme une forme de renoncement : face à un problème à la fois complexe et secondaire, on choisit la solution simple, celle du conservatisme. Et l'affaire présente surtout un intérêt politique, avec la vigueur étonnante de l'engagement du Premier ministre. On avait pris l'habitude de voir la sécurité routière comme une sorte de cause occasionnelle, mise en avant au début des années 2000 lorsque la forte baisse de la mortalité valait comme preuve d'efficacité de l'action publique, et apportait une rémunération politique. Lisible dans la périodicité de plus en plus lacunaire des CISR, la stabilisation des années 2010 avait ensuite incité les politiques à se montrer bien plus discrets. Il y a sans doute, dans cet engagement, un peu d'imprudence. Et, si jamais le bilan 2018 ne montre pas ces 150 vies d’automobilistes sauvées sur les routes secondaires, il y aura des comptes à rendre. En attendant, on se permettra de conclure en apportant sa contribution à l'édifice commun par une modeste question. On dénombre en France environ 2,8 millions de motocyclistes, dont un peu plus de 600 sont tués chaque année sur les routes. En Espagne, on recense de l'ordre de 2,8 millions de motocyclistes. Chaque année, un peu plus de 300 sont tués sur les routes. Pourquoi ?

lehman moment

, 19:35

Anticipons un brin. La semaine prochaine, tenant compte de la position unanime des organismes chargés de veiller sur la santé publique, la Commission européenne refusera de prendre la décision qui, pourtant, s'impose, prolonger pour dix ans l'autorisation donnée aux agriculteurs d'utiliser l'herbicide le plus répandu sur la planète, le glyphosate. L'organe de décision de l'Union choisira sans doute, comme souvent, d'en faire le moins possible. Et l'on ne saurait lui donner tort tant, dans cette énième réinterprétation du mélodrame de l'Union divisée, la Commission joue encore une fois le rôle ingrat du brave type, volontariste, sincère, mais un peu simplet, qui veut à tout prix réconcilier les familles divisées. La dernière ayant impérativement lieu le 15 décembre, il ne lui reste plus beaucoup de temps pour mettre en place l'un de ces fameux compromis qui ont fait sa réputation, lequel se traduira sans doute par une reconduction a minima, pour une période de trois à cinq ans.
Donnée pour la première fois en 2002, traitant d'un sujet accessible à un nombre limité de spécialistes, la pièce a pourtant connu un énorme succès public. Une pétition réclamant l'interdiction du glyphosate a ainsi obtenu le soutien de plus d'un million de citoyens européens. On espère que, en accord avec leurs nobles principes, les signataires auront la décence de se procurer une binette, et de mettre leur force de travail à la disposition de ces agriculteurs qu'ils souhaitent priver de leur herbicide préféré. N'ayant qu'une appétence limitée pour le ridicule, et face à un domaine dont on ignore tout, on se gardera bien de prendre un quelconque parti. On se contentera d'analyser brièvement la mécanique qui a produit pareil résultat, en s'appuyant sur des éléments facilement accessibles.

Et son fonctionnement peut se résumer de la façon la plus simple, puisqu'il tient en une unique phrase, reprise à l'envie par la presse grand public, y compris dans un pays peu concerné par les décisions de l'Union européenne : " l'Organisation Mondiale de la Santé a classé le glyphosate comme cancérogène, il faut donc l'interdire." Or, il se trouve que cette assertion, dans sa prémisse, est fausse, et, dans sa conclusion, dépourvue de sens. Et pour s'en convaincre, il n'est nul besoin de chercher des preuves au-delà de celles que fournit l'OMS elle-même.

Dans un court document destiné au grand public, l’organisation explique sa méthode, distinguant deux notions souvent confondues, danger, et risque. Avant qu'une substance ne soit mise sur le marché, l'OMS, ou l'une des agences spécialisées qui lui sont associées comme le CIRC, procède à une classification préalable qui tente, sur la base de la littérature disponible, d'estimer s'il y a des raisons de penser que le produit en question présente un danger pour les êtres humains. En ce qui concerne plus particulièrement le cancer, on voit que l'agence ne chôme pas et que, sur les 1003 suspects examinés à ce jour, un seul a, sous réserves, été mis hors de cause.
On conçoit qu'une procédure qui ne trouve que des coupables ne soit pas d'une grande effectivité ce pourquoi, dans un second temps, un groupe d'experts se réunit pour évaluer le risque que représente la molécule en question. Pour celle qui nous intéresse, il a été jugé que, dans son utilisation normale, elle ne posait pas de problème particulier. S'agissant d'un produit employé depuis quarante ans, une telle conclusion n'étonnera que les hypocrites, auxquels on rappellera que la population exposée se compose quasi-exclusivement d'agriculteurs.
La très longue liste des cancérogènes avérés et probables qui, outre les coupables habituels en libre circulation pour la population adulte, l'alcool et le tabac, comprend le café, la viande rouge, les poussières de bois ou de cuir, voire des sources vraiment très difficiles à contrôler telles le soleil ou les champs magnétiques ou, pire encore, le "métier de peintre", cause de "leucémie de l’enfant du fait d’une exposition maternelle" montre par ailleurs combien l'association pesticide-cancer-interdiction relève d'un comportement pavlovien. Tout cela, au fond, n'est peut-être qu'un complot de la presse généraliste, qui viserait à réhabiliter les vieilles théories behaviouristes du stimulus-réponse autrefois attachées à la psychologie sociale, et pour lesquelles l'être humain possède plus ou moins l'intelligence d'une souris.

Que la grande presse s'adresse à son auditoire comme si son niveau d'éducation n'avait pas dépassé le stade de l'école primaire n'a aujourd'hui plus rien de surprenant. Que les marchands de peur tirent profit de l'ignorance généralisée non plus. Mais que, en dépit de l'évidence que la Commission rappelle, les États membres, occupés, pour l'essentiel et comme toujours, par de vulgaires petits calculs politiciens nationaux, refusent de prendre la décision qui s'impose entraîne une conséquence redoutable. Car, alors, l'édifice de l'expertise scientifique s'effondre. Les avis argumentés des agences nationales comme internationales qui analysent soigneusement chaque nouvelle molécule avant qu'elle ne soit employée dans l'espace public, et quand bien même leurs conclusions restent, en bonne logique scientifique, soumises à ré-appréciation, n'ont plus aucune importance, puisqu’une coalition d'activistes suffit à les invalider.
On assiste bien à un moment Lehman, cet instant où, parce que les autorités en ont décidé ainsi, le terrain se dérobe, les certitudes disparaissent, et la construction la plus sûre, celle que l'on croyait à l'abri de n'importe quel aléa, ne vaut plus rien. Dans une autre partie du monde organisé, régulé par des institutions rationnelles et publiques qui disposent seules d'un pouvoir de décision, on revit ce moment d'effondrement où, dans la panique, les propriétaires d'actifs financiers ont décidé de vendre, tout, et à n'importe quel prix, et que l'on appelle une capitulation.

fortius

, 19:28

Indubitablement, c'était une bonne idée. Si bonne qu'il eut été dommage de tout gâcher d'un coup. Désormais, un peu comme avec ces jeux vidéos dont les déclinaisons se développent à l'infini en promettant des plaisirs sans cesse renouvelés, Réinventer Paris ne cesse de s'étendre, sur l'espace géographique comme dans le champ institutionnel. La Métropole du Grand Paris, cette strate qui recouvre l'ancien département de la Seine agrandi de quelques dépendances et qui vient s'intercaler entre départements et région, vient donc d'annoncer les résultats de sa propre compétition architecturale. Et c'est géant, tellement plus grand, plus haut, plus fort que le ridicule petit concours parisien avec ses choux et ses carottes, lui qui fait si provincial à côté avec comme unique morceau de bravoure le projet des 1000 arbres. Ici, plus question de ré-accommoder des restes, ces quelques bouts de friches et autres garages à l'abandon qui formaient le maigre capital foncier de Réinventer Paris.
Il faut dire que, en sortant de la capitale, la densité baisse de moitié et le foncier abonde. Dès lors, on avait de quoi voir large : 51 lauréats dont Batiactu fournit un catalogue raisonné, plus de 7 milliards d'euros à investir, 14 000 logements, 53 9000 emplois qui s'installeront dans de nouveaux bureaux, et des stars à foison. Le concours revendique ainsi la participation d'Architecture Studio, d'Édouard François, de Dominique Perrault, de Kengo Kuma, de l'inévitable Shigeru Ban et des nordistes, l'OMA, MVRDV, Snøhetta pour un premier projet français, sans oublier une figure tutélaire d'exception, Lord Richard Rogers, architecte du Centre Pompidou et du tribunal de Bordeaux.
Parfois de manière fort spectaculaire, parfois au prix d'une banalité qui en devient provocante, on trouve surtout là un prétexte à quantité de classiques programmes de logements et de bureaux, qui viendront bien souvent entourer les gares du futur réseau extra-métropolitain, et en particulier ce déjà célèbre carrefour Pleyel dont l’aménagement touche à la démesure. Ne sachant trop où donner de la tête, on va essentiellement s'intéresser à un lieu où l'on a ses habitudes, la Maison du Peuple de Clichy-la-Garenne.

Monument historique, la Maison du Peuple possède tous les inconvénients associés aux entassements de pierres branlantes qui représentent l'essentiel de cet inventaire sans posséder leur avantage décisif, ce charme inégalable qui fait l'admiration du public et la fierté des maires, ce pourquoi ils jugent indispensable de consacrer des sommes considérables à rénover un modèle de bâtiment qui existe à des milliers d'exemplaires dans tout le pays. Unique au monde, la Maison du Peuple souffre, entre autres, de cette qualité de prototype qui rend son entretien fort onéreux, d'autant que la mécanique complexe de cette construction modulable n'a jamais vraiment fonctionné. Les réhabilitations déjà entreprises l'ont été si lentement, et si partiellement, qu'elles impliquent de tout reprendre depuis le début une fois les travaux terminés. Proposée au concours de la Métropole, elle y jouait un peu le rôle de cette cousine éloignée au physique ingrat dont on a la charge, et pour laquelle il faut impérativement trouver un prétendant.

Son prince charmant sera le Groupe Duval associé à un collectif d'architectes où l'on retrouve Rudy Ricciotti avec son amour du béton finement ciselé et des projets tonitruants, Antoine Dufour et LBA. Et ils arrivent avec une proposition radicale puisqu’il s'agit de bâtir une surélévation un peu spéciale, une tour de vingt-sept niveaux qui surplombera l'aile ouest du bâtiment, autrefois maison des syndicats, aujourd'hui désaffectée. Édifiée par dessus trois niveaux d'un parking souterrain qui n'existe pas encore, transperçant le monument historique, le projet, pour de très vulgaires raisons techniques, financières et réglementaires laisse déjà un peu sceptique. Mais ses effets sociologiques intriguent encore plus.
Aujourd'hui, seul un marché bihebdomadaire anime la Maison du Peuple. À l'intérieur, la traditionnelle variété de commerces de bouche ; à l'extérieur, vêtements et chaussures destinés à une clientèle pour laquelle seul compte un prix le plus bas possible. Une offre qui correspond bien à une ville pas vraiment pauvre, mais pas loin de l'être. À la place, on aura donc du "fooding avec food-court bio", une librairie, une annexe du Centre Pompidou  ; par dessus, on nous promet un hôtel quatre étoiles, un restaurant, une centaine de logements avec vue imprenable sur le palais de justice de Paris, et un toit végétalisé avec, inévitablement, ses ruches et son potager.
On coche ainsi toutes les cases du bingo anglo bobo, le co-working, le fooding, le fitness, et même si l'on doit déplorer l'oubli du fablab, toutes les marques du prestige bourgeois, tous les poncifs de l'écolo urbain, sans oublier l'indispensable hommage à la culture légitime, version avant-garde. Les concepteurs réussissent l'exploit de cumuler en un unique lieu rigoureusement tous les critères de la distinction. Le paradis du bourdieusien, en somme.

À quoi rêvent les édiles de la Métropole ? De quelle manière pensent-ils métamorphoser leurs territoires délaissés en ce genre de Blade Runner diurne et ensoleillé ? Quelle population éternellement jeune, active et fortunée viendra, par la magie d'un réseau de transport extrêmement coûteux et encore à construire, s'installer ici, aux dépens des gens modestes qui habitent déjà ces lieux ? Les obstacles, techniques, financiers, sociaux, sont si nombreux que ce vertigineux concours vaut surtout par ce qu'il révèle de l'imaginaire de l'aménageur, son uniformité, sa superficialité, son obsession pour le dernier truc à la mode qu'il faut intégrer en priorité. La réalité, ce bien vilain génie, se chargera-t-elle de faire en sorte que les choses tournent mal ?

vandales

, 19:30

Ce qu'il y a de bien avec les publications de l'APUR c'est que, si contrainte soit leur thématique, il y a toujours moyen d'en faire un usage imprévu. Prenons ce tout récent rapport qui croise l'une des compétences principales de l'Atelier - le logement - avec un sujet propre à satisfaire ses commanditaires - le futur réseau de transports du Grand Paris Express. Pour l'essentiel, et comme souvent, cette étude vaut par son appareil cartographique aussi varié que détaillé. Et elle permet de mieux comprendre la fulgurante évolution urbanistique que connaissent deux communes qui, un jour prochain, profiteront des bienfaits de la ligne 14 prolongée, Clichy-la-Garenne dans les Hauts-de-Seine, et sa voisine Saint-Ouen en Seine-Saint-Denis.

Malgré la frontière, celles-ci partagent en effet un destin politique commun. Saint-Ouen, lors des élections municipales de mars 2014, a basculé à droite, signant ainsi une des plus grosses prises de feue la banlieue rouge. À Clichy où, par la faute du Conseil d’État, on revota en juin 2015, la ville, socialiste depuis le congrès de Tours, changea elle aussi de bord. Or, on sait comment ça marche, en particulier lorsque l'on a, comme ici, affaire à des victoires fragiles : le premier acte des nouveaux élus sera de bétonner leur électorat, ce que, d'ailleurs, à l'évidence, leurs prédécesseurs faisaient aussi, mais en sens inverse. Ici, on abandonne le logement social au bénéfice de la promotion privée, opération sans risques puisque, par définition, l'on dispose de marges. Pour l'heure, la réglementation impose en effet dans ces villes un quota minimal de 20 % de logements sociaux. Or, à Clichy, on dépasse les 33 % ; à Saint-Ouen, on ne doit plus être loin des 50 %. De quoi, en somme, faire bâtir des milliers de logements privés sans bousculer les barrières légales. De plus, comme le montre le document de l'APUR, ces deux villes présentent des avantages spécifiques.
Il y a d'abord la zone ANRU, à l'intérieur de laquelle, sous certaines conditions, divers taux réduits de TVA s'appliquent à l'achat d'une résidence neuve. Toute la portion utile de Saint-Ouen, celle qui n'est pas occupée par la chaufferie urbaine, les entrepôts et l'usine d'incinération d'ordures, une bonne partie du territoire de Clichy, le long de la Seine ou, à l'opposé, de Paris, zones périphériques où subsistent encore quelques réserves foncières, profitent de ce dispositif. Par ailleurs, entre le nouveau palais de Justice installé porte de Clichy, le siège de la région Île-de-France à la mairie de Saint-Ouen, et, juste entre les deux, le futur CHU, on se trouve au cœur de ce qui deviendra à coup sûr le triangle d'or du Grand Paris. On conçoit que l'arrivée de la ligne 14 marque, en quelque sorte, le coup d'envoi de la grande ruée. L'APUR ne s'y trompe pas, publiant des coupures de presse qui désignent ces lieux comme des endroits où il devient presque trop tard pour investir.

Ainsi, à Clichy, on bâtit du logement privé, ici, ici, , ou encore ou bien , sans que cette sélection ait quoi que ce soit d'exhaustif. Et la clientèle à laquelle cette avalanche de nouveautés se destine n'est pas la seule propriété qui tranche avec les choix urbanistiques propres à la municipalité précédente.
Sans doute par la vertu d'un adjoint amateur d'architecture, les logement sociaux construits à Clichy étaient alors signés Eva Samuel, Louis Paillard, Avenier Cornejo, Brenac & Gonzalez, Hamonic + Masson, équipes à la notoriété au moins nationale, et qui témoignaient d'une politique qui avait valu à la ville la rare distinction d'une Équerre d'argent. Les bâtiments d'aujourd'hui ne sont qu'anonymes exemples d'une architecture de promoteur. Au moins ont-ils la décence de rester quelconques, et de se distinguer en cela des immondices variés édifiés dans la ville voisine, avec de plus un projet dont on entendra sûrement parler.

Le drame de ces nouveaux maires de droite est qu'ils arrivent trop tard. On sent bien à quel point, à l'image de leur modèle levalloisien, ils auraient souhaité balkanyser leur ville, à coup de pseudo-haussmannien vaguement bourgeois, pierre plaquée et toitures en zinc. Mais le foncier manque, et le peu qui subsiste incite, en particulier à Saint-Ouen, à tenter ces greffes audacieuses qui risquent fort d'être rejetées, à vandaliser aussi les témoignages d'un passé à raser, ferraillé comme un vulgaire pavillon Baltard, ignorant au passage combien, aujourd'hui, ça peut valoir, du Jean Prouvé.
Toujours ironique, l'histoire a laissé à Clichy un bâtiment du même constructeur. À lire la petite annonce publiée sur Inventons la Métropole, on imagine qu'on se débarrasserait volontiers de ce tas de ferraille. Hélas, la Maison du Peuple de Marcel Lods et Eugène Beaudoin, ces architectes modernes qui, comme d'autres tels André Lurçat, appartiennent à la fameuse mouvance des compagnons de route du Parti Communiste, ne se trouve pas être un simple monument historique, mais, après la villa Savoye, le deuxième bâtiment moderne français le plus connu au monde. Ces nouvelles terres ont un long passé, et quelques coups de masse, quelques coulées de béton ne suffiront pas à le faire disparaître.

niveau 4

, 19:45

Il n'était sans doute guère utile de prêter attention à la déclaration ambiguë et intempestive du ministre de l'Environnement, ce clown sinistre et nuisible, chiffrant à dix-sept le nombre de réacteurs nucléaires à fermer dans un délai de huit ans. On s’inquiétera plus de la réaction du pompier en service à toute heure et sur tous les fronts, le Premier ministre. Car, globalement, il confirmé les dires de son ministre, sur l'objectif, sinon sur le calendrier. Plus encore, il a justifié ce programme qui s'annonce, pour le moins, extrêmement risqué, infernalement complexe et diablement inconséquent de la façon la plus pauvre, par un pur argument d'autorité. Un observateur caustique s'amuserait sans doute de la légèreté avec laquelle sont prises des décisions aux conséquences redoutables, de la foi inquiétante en l'efficacité d'une parole supposée commander et à la nature, et à l’infinie complexité technologique d’une société moderne. Mais un esprit plus terre-à-terre partirait plutôt à la recherche de faits, se demandant ce que la manière nationale de produire de l’électricité peut bien avoir de si répréhensible, pour que les autorités qui en ont la charge lui en veuillent à ce point. Et rien de tel pour entamer cette analyse que de s'intéresser à un critère aujourd'hui déterminant, le bilan carbone.

On dispose pour cela, depuis peu, d'un outil précieux. Née d'une initiative franco-danoise, une carte permet de comparer les systèmes de production d'électricité d'une quantité croissante de pays selon leurs émissions de dioxyde de carbone, et en fonction des choix énergétiques faits par chacun d'entre eux, choix qui dépendent, à leur tour, de facteurs variés. Ainsi la nature a-t-elle généreusement doté la Norvège, et, à des degrés un peu moindres, la Suède, l'Autriche ou la Suisse, d'eau et de montagnes, conditions idéales au développement de l'hydroélectricité. Choisir cette technologie génère à son tour deux avantages décisifs, puisqu'on dispose alors d'une électricité peu chère et décarbonée, et que celle-ci vous place en position idéale pour jouer les donneurs de leçons auprès de voisins moins favorisés ceux, en particulier, qui obtiennent des résultats similaires grâce à une méthode différente, l'électronucléaire.
Tel est, bien sûr, le cas de la France. Et la même carte permet une comparaison fructueuse entre deux pays qui partagent un fardeau commun, l'insuffisance de leurs ressources hydroélectriques. Bien avant que l'on ne s'inquiète du réchauffement climatique, la France avait donc massivement choisi ce nucléaire que, voici peu, l'Allemagne a décidé d'abandonner, consacrant à la place des sommes considérables au développement de capacités éoliennes et photovoltaïques dont le cumul dépasse aujourd'hui très largement le nucléaire national. Pourtant, dépendant en fait du charbon, le kW/h germanique émet couramment six à dix fois plus de carbone que le français. En somme, par le plus grand des hasards, cette fameuse transition énergétique vers une électricité décarbonée s'est déroulée en France dans les années 1980, et la mutation que prévoit le gouvernement ne peut que dégrader la fiabilité, le coût et le bilan carbone du système. Cherchant une justification à ce paradoxe, on n'en trouvera qu'une : la peur.

Celle-ci, on a déjà eu l'occasion d'en parler, reste irrépressible. Malgré tout, et même si un tel exercice est aussi utile que de boucher le trou de la digue avec son doigt pour éviter que la pression de l'eau n'entraîne son effondrement, on va considérer l'électronucléaire comme une activité banale et regarder comment, en opération, elle se comporte du point de vue de la sûreté. Une telle approche implique de laisser de côté l'accident de Tchernobyl, conséquence d'une expérience menée de façon criminelle par des opérateurs qui, pour respecter leur programme, ont désactivé toutes les sécurités possibles, mais aussi celui de Fukushima-Daiichi, où des réacteurs vieux de quarante ans se sont automatiquement arrêtés après un tremblement de terre d'une intensité bien supérieure à celle qui fut prise en compte lors de leur conception. On dispose pour cela d'un outil qui permet d'étalonner, de l'incident banal de niveau 1 comme on en recense chaque année une centaine en France, à l'accident majeur de niveau 7, tout ce qui se passe mal dans la manipulation de la radioactivité, l'échelle INES.

En première hypothèse les accidents, qui commencent avec le niveau 4, devraient, au fil du temps et des soixante ans d'exploitation des assemblages nucléaires, et en dépit de leur rareté, se montrer suffisamment nombreux pour permettre de constituer une base de données apportant des enseignements généralisables. Mais ce n'est pas si simple, notamment à cause du caractère fourre-tout de l'échelle INES. Il faudra piocher ici et là, sur le site de l'association des exploitants de réacteurs, ou dans cette page du Guardian, ou encore chez Wikipedia. Même ainsi, la pêche est maigre. En fait d’accidents de niveau 5 sur un réacteur d'une centrale nucléaire en cours d'exploitation, on ne trouvera guère que la fusion partielle d'un cœur à Three Mile Island, en Pennsylvanie, le 28 mars 1979. Descendant d'un cran, on arrive au niveau 4 : Saint-Laurent des Eaux le 13 mars 1980 avec, là aussi, fusion partielle du cœur, Bohunice en Tchécoslovaquie le 22 février 1977, Lucens en Suisse le 21 janvier 1969.
L'expérience se révèle donc peu concluante. Tout au plus permet-elle de conclure combien de tels événements sont rares, anciens, et impossibles à rapporter au fonctionnement actuel du système. Car il faudrait supposer pour cela qu'aucun progrès n'ait eu lieu en matière de sûreté depuis quarante ans, alors même que, par exemple, l'utilisation du graphite comme modérateur, caractéristique des réacteurs français de première génération comme à Saint-Laurent des Eaux, mais aussi du RBMK de Tchernobyl, a été abandonnée.

Voilà quarante ans, sur un campus bien connu de l'actuelle ministre des Universités, le visiteur pouvait, à côté d'un manifeste marxiste orthodoxe agrémenté d'une faute de français par ligne, admirer une caricature anti-nucléaire représentant un scientifique en blouse blanche allumant la mèche d'une bombe tout en accompagnant son action d'un commentaire : "ça tiendra". Cette bombe symbolisait une cuve produite par le forgeron nucléaire de l'époque, Creusot-Loire, cuve que, déjà, l'on accusait d'être fissurée. Quarante après, on est bien obligé de le constater : ça a tenu.
La courte histoire de l'électronucléaire montre, d'une certaine façon, la manière banale dont une technologie radicalement neuve se développe, apprend de ses erreurs et améliore progressivement sa fiabilité. Cette histoire, évidemment, ne dit rien de phénomènes par définition nouveaux, puisque liés au vieillissement des installations. Mais on peut faire aveuglément confiance à l'ASN, qui semble tout faire pour prévenir la construction de nouveaux réacteurs nucléaires sur le sol national, pour veiller au grain.
Mais ce bilan technique, sanitaire, financier même ne pèse guère face à la force des représentations. L'urgence réelle, celle d'un réchauffement climatique pour l'heure peu sensible dans les pays développés, compte bien moins que la peur, avec la croyance unanime en des solutions de remplacement dont l'exemple allemand montre l'ineptie. Peut-être s'apercevra-t-on un jour que la fine barrière qui séparait le tolérable du meurtrier tenait entièrement dans ce refus irrationnel de la plus efficace des énergies décarbonées, après l’hydroélectricité. Aux humains qui resteront alors, ce constat apportera, en guise de consolation, une preuve de plus de la toute puissance des constructions sociales. Dommage qu'il se trouve tant de scientifiques pour nier leur existence.

ennemi

, 19:28

Les hostilités ont démarré avant même l'élection présidentielle, avec ce billet d'un journaliste et documentaliste, devenu depuis lors député sur la liste de la France Insoumise. Le quotidien du soir n'ayant pas pour habitude de laisser un accès en ligne gratuit aux textes qui ne lui ont rien coûté, impossible de recenser avec exactitude les occurrences, sous des formes variées, de ce terme qu'il scande dans son libelle, haine. Ensuite, la vague a enflé, produisant par exemple cet entretien déconcertant d'une sociologue émérite, ancienne élue au Comité d'hygiène et de sécurité de feu l'IRESCO. Apparaissent alors des termes inédits au contour vague, tel cette Macronie qui visiblement désigne, à droite aussi bien qu'à gauche, un objet d'exécration. Les positions se solidifient, les certitudes s'ancrent, tout un processus de production du réel se met en place, et il ne peut qu'interloquer un esprit rationnel puisqu'il reste, pour l'heure, par définition, totalement fictif.

Qu'ont donc fait de si grave un Président tout juste élu et une majorité parlementaire essentiellement composée d’inconnus sans doute avant tout préoccupés de l'apprentissage de leur nouveau métier ? Qu'y a-t-il de tellement révoltant dans la personne même d'Emmanuel Macron ? Du portrait un poil allusif qu'il donne de lui-même, on retient des traits finalement assez courants aux sommets de l’État. Fils de notables provinciaux, énarque, inspecteur des Finances, passé chez Rotschild & Cie où il s'occupait du quotidien des banques d'affaires, les fusions-acquisitions, il rejoindra ensuite le secrétariat général de l’Élysée avant d'être nommé ministre de l’Économie. En somme, le parcours d'un jeune homme brillant, semblable à d'autres, rare par définition mais, dans sa singularité, à l'intérieur de la haute fonction publique, assez habituel.
En fait, ce qui le distingue des autres, de ses concurrents à la présidentielle, c'est sa jeunesse, sa conversion à une carrière politique, et les implications de ces deux propriétés. François Fillon, Benoît Hamon, Jean-Luc Mélenchon, dignes représentants de la manière traditionnelle de faire de la politique, ont depuis toujours été des professionnels. Comparativement peu voire très peu diplômés puisque le premier a abandonné une thèse en cours là où les deux autres n'ont obtenu qu'une simple licence, ils s'opposent ainsi au premier de classe qui, entre Henri IV, Sciences Po et l'ENA a trouvé le temps, en échouant à l'ENS, de poursuivre des études de philosophie jusqu'au DEA. Là où Benoît Hamon a suivi la filière de formation propre au Parti Socialiste, l'UNEF, puis le Mouvement des Jeunes Socialistes qu'il a présidé, les deux autres ont été choisis par leurs patrons respectifs, Joël Le Theule, mort prématurément alors qu'il était ministre de la Défense, Claude Germon, député de l'Essonne. On comprend toute la frustration qu'entraîne, après une vie entière de dur labeur militant, le fait de se retrouver doublé dans l'ultime ligne droite par un nouveau venu, fondateur de son propre mouvement et porté là par un concours de circonstances qui lui dégage un vaste espace dans un territoire délaissé, le centre, espace qu'il se trouve seul en mesure d'occuper.
Facile, dès lors, de stigmatiser celui qui justement ne respecte pas la procédure usuelle, d'en faire, pour reprendre les assommants parallèles de ces éditorialistes qui veulent tout faire rentrer de force dans une matrice d'ancien régime, un usurpateur. Rarement aura-t-on connu une telle détestation, un semblable procès en légitimité instruit contre un président, où l'on additionne les pourcentages au dixième près, où l'on recompte méticuleusement les voix qui se sont portées sur Emmanuel Macron tout en ne devant pas être considérées comme lui étant acquises. En 1981, la première élection de François Mitterrand a certes déclenché des réactions similaires, mais les attaques venaient alors d'un seul côté. Sans doute est-ce le propre d'un président centriste que de devoir subir des assauts sur ses deux flancs.

Mais la clé de l'histoire tient peut être dans la jeunesse, qui porte au pouvoir un quadragénaire. Un jour, des historiens s'intéresseront sûrement à ce processus d'aggiornamento qui, chaque fois en fonction de calendriers, de modalités, d'équilibres particuliers et sous la pression de circonstances par définition spécifiques, a vu une large fraction des pays européens s'adapter à la situation nouvelle née des divers chocs subis depuis le début des années 1980, et qui leur ont permis de trouver une trajectoire soutenable en matière de déficits publics, de chômage, de croissance, voire même de sécurité de leur système bancaire. Qu'il se soit déroulé sans grand drame dans l'Allemagne de Gerhard Schröder, ou de façon catastrophique dans l'Espagne d'après 2008, presque partout, cet aggiornamento a eu lieu. Et le dernier carré des résistants ne comprend plus guère que deux membres, l'Italie et la France.
L'accueil enthousiaste que les instances internationales, dirigeants, hauts fonctionnaires, presse ont réservé à Emmanuel Macron, sur l'air sans doute très prématuré du enfin la France se décide à bouger montre à quel point les premiers arrivés sont fatigués d'attendre les retardataires. Pour l'heure, on ignore toujours s'il se passera quelque chose, quoi, ou comment. Mais on ne peut nier qu'avec ce président et sa majorité parlementaire, la probabilité d'un changement significatif soit élevée. On comprend que, pour ceux qui, sans doute à raison, pensent avoir plus à y perdre qu'à y gagner un tel risque doive être combattu avec la plus grande fermeté.

bouclage

, 19:37

Noyé dans le tohu-bohu général, l'accord international signé le 29 mars dernier à Paris est resté à peu près inaperçu. On ne trouvera guère qu'une maigre dépêche du site britannique de Reuters pour en rendre compte : Anne Hidalgo, maire socialiste de Paris, et Sadiq Khan, maire travailliste du Grand Londres, se sont retrouvés afin d'annoncer une initiative commune, la mise en place d'un système de notes attribuées aux véhicules automobiles en fonction de leurs émissions polluantes. Le lendemain, l'internationale des capitales suffocantes accueillait un membre de plus avec Séoul, ville, au demeurant, où la question de la pollution atmosphérique se pose pour de vrai. Les mauvaises langues ne manqueront pas de relever qu'Anne Hidalgo saisit ainsi l’occasion de montrer, face à sa rivale Ségolène Royal, qu'elle aussi possède une stature mondiale, le C40 tenant ici lieu de Cop21. Et il est à craindre que ces esprits mal tournés n'en restent pas là.
Les faux naïfs, de leur côté, feindront l'étonnement : après tout, en France tout du moins, un tel classement existe déjà, puisqu'il se décline dans ces vignettes Crit'Air qui font la fierté de l'actuelle ministre de l'Environnement. Mais celui-ci cache une faille, propice à une exploitation politique. Il s'appuie en effet nécessairement sur la seule réglementation aujourd'hui en vigueur, avec des normes définies à l’échelon européen. Or, le protocole de mesure que celles-ci utilisent permet bien des optimisations, et en particulier, comme l'a montré dès 2014 un document de l'ADEME, une sous-estimation de plusieurs ordres de grandeur des émissions d'oxydes d'azote par les moteurs diesel, particularité aujourd'hui connue du grand public sous le nom de "scandale Volkswagen". Ségolène Royal, on le sait, a profité de cette situation pour lancer une commission d'enquête. Anne Hidalgo surenchérit donc, double la mise en impliquant d'autres capitales, et décide d'un dispositif qui, dépourvu par définition de dimension contraignante, se limitera à un appel aux bonnes volontés.

Mais il y a plus. Comme le précise la version londonienne de l'histoire, le coupable désigné, le polluant en cause dans le "dieselgate", se trouve donc être le NO2. Alors, certes, tricher, c'est mal. Mais, à Paris, la dernière alerte à la pollution impliquant cette substance a eu lieu en 1997. Alors, quel bénéfice attendre en termes de santé publique d'une diminution supplémentaire de la concentration en oxydes d'azotes ? Quelle peut être la véritable fonction d'une disposition qui vise à combattre un polluant qui n'a plus entraîné d'alerte depuis vingt ans ?

La réponse se trouve en partie à Londres, où l'une des mesures du plan anti-pollution municipal consiste à surtaxer les automobiles immatriculées avant 2006 quand elle circulent dans la zone centrale, dont l'accès est soumis à péage. Or, contrairement à une croyance largement répandue, un péage urbain, qui s'applique sur une surface nécessairement exiguë, cherche seulement à réduire les embouteillages, et pas la pollution. Comparer les dimensions des zones de péage urbain et de pollution réduite à Londres, ville dotée du rare privilège de posséder les deux, permet de le comprendre. Poussant un peu plus loin la logique de Crit'Air, Sadiq Khan, de plus, efface totalement la distinction entre diesel et essence, alors même que le premier représente, à Paris, 90 % des émissions de NO2. S'en prenant indistinctement à toutes les voitures à peine âgées de dix ans et plus, le maire de Londres, explicitement, ouvre ainsi un nouveau chapitre dans la chasse aux pauvres.
Pour justifier de telles décisions, les édiles ont publié une tribune dans la page opinions des Échos, cette espèce de réceptacle ordinaire du n'importe quoi, tribune dont l'outrance et la vacuité valent comme un nouveau sommet du genre. On y confond allègrement NO2, C02 et particules, on appelle en renfort l'OMS en oubliant que la population du monde vit pour l'essentiel dans des villes autrement plus pauvres que Paris et Londres, et bien éloignées des standards sanitaires des capitales européennes, on transforme des études scientifiques en argument d'autorité tout en évitant soigneusement de mentionner la prudence avec laquelle celles-ci exposent leurs hypothèses. Au fond, l'enseignement essentiel de ce texte tient en une ligne : mieux vaut que la science ne serve pas à éclairer les politiques publiques puisque, quels que soient les résultats que celle-ci présente, ils seront tronqués, manipulés, instrumentalisés, falsifiés pour les contraindre à appuyer des décisions déjà prises.

Dans un entretien iconoclaste, Louis Maurin fustige l'ethos de ces catégories sociales lourdement diplômées, électrices de Sadiq Khan ou d'Anne Hidalgo, très attentives à leur malheur, mais compatissant fort peu à celui de populations bien moins formées et bien plus précaires. On peut ajouter à la distinction éducative ainsi posée une dimension spatiale, opposant un centre ville où l'on se rêve en village paisible et verdoyant à une périphérie délaissée et peu accessible. Mais, en particulier à Paris, les habitants du centre disposent des ressources politiques et réglementaires nécessaires pour transformer le phantasme en réalité, ce qui implique de bannir totalement les véhicules à moteur thermique. Il semble que, cette fois-ci, le bouclage de la ville interdite approche de sa phase terminale.

ladri

, 19:23

Le 23 février dernier Rodrigo Rato, figure du Parti Populaire de Mariano Rajoy, mondialement connu pour avoir présidé le FMI entre 2004 et 2007, était condamné à quatre ans et demi de prison. Il payait ainsi les coupables largesses dont il avait bénéficié lorsqu'il était, de 2010 à 2012, à la tête de Bankia, une entité financière un peu spéciale à laquelle on a déjà eu l'occasion de s'intéresser. En ces temps particulièrement troublés, cette information n'a guère suscité d'intérêt de ce côté des Pyrénées. Elle aurait même pu passer totalement inaperçue si la comparaison obligée avec les ennuis judiciaires qui affectent d'autres personnalités bien connues du même FMI n'avait déclenché une vague de schadenfreude qui a éclaboussé jusqu'à la BBC. Le procès dont il est question, et qui met en cause pas moins de soixante-cinq prévenus, va pourtant bien au delà de l'anecdote croustillante. Hélas, malgré de longues recherches, la pêche aux informations exploitables se révèle bien maigre. On aura rarement autant regretté de ne pas être hispanophone. Mais c'est comme ça.

Au cœur de l'affaire, un système de cartes de paiement clandestines attribuées aux administrateurs de Bankia. Celles-ci leur permettaient, de façon semble-t-il totalement discrétionnaire et, il est à peine nécessaire de le préciser, sans rien déclarer au fisc, de financer sans retenue leurs menus plaisirs. Le Guardian livre ainsi une courte liste et des montants en cause, dont le total atteint la somme respectable de 12 millions d'euros, soit de quoi faire passer n'importe quel parlementaire français pour un tout petit joueur, et des motifs de dépenses, des dîners, du vin, des voyages, tout ce qui permet en somme à des décisionnaires surchargés de s'accorder de bien légitimes moments de détente. Et pourtant, il manque l'essentiel.
Car, loin d'être réservées au seuls cadres du Parti Populaire au pouvoir, ces libéralités profitaient à l'ensemble des administrateurs de la caisse d'épargne. Et ceux-ci représentaient tout le spectre des partis traditionnels, mais également les confédérations syndicales. Là, hélas, les données manquent, mais on peut au moins citer le cas de José Moral Santín, co-fondateur en 1986 d'Izquerdia Unida, parti issu, comme son nom l'indique, d'une scission fondamentaliste du Parti Communiste de Santiago Carillo, président entre 1991 et 1995 de Telemadrid, la chaîne de télévision de la communauté autonome madrilène, puis vice-président de Caja Madrid, la caisse d’épargne qui donnera naissance en 2010 à Bankia et qui aurait déboursé sur le compte de Bankia un total de 365 000 €.

Toujours accessible sur le site des Échos, un article de Jessica Berthereau daté de juin 2012 exposait les spécificités de ces structures, et en particulier leur grande dépendance au personnel politique. Avec l'autonomie régionale consolidée durant les années 1980, un vaste champ d'action s'est ouvert aux élus, leur permettant de contrôler les organismes de crédit, mais aussi ces chaînes de télévision dont certaines ressemblent plus à un groupe audiovisuel qu'à la station régionale de France 3, et d'en tirer tous les avantages matériels et symboliques que l'on peut imaginer.
Il reste un dernier chapitre à écrire, celui de l'euphorie immobilière des années 2000, cette époque prodigieuse où l'Espagne coulait plus de béton qu'aucun autre pays européen, et dont rend compte un article de Julie Pollard publié fin 2007, soit juste avant le grand saut. C'est que, comme on le sait, les histoires d'argent facile finissent toujours mal.

Mais on connaît la suite : les procès, les commissions d'enquête, et la disqualification de structures politiques qui affrontent aujourd'hui de nouveaux concurrents, les gauchistes de Podemos, le centristes de Ciudadanos. La révolte populaire, le discrédit qui frappe la classe politique traditionnelle et l'apparition chaotique d'une offre nouvelle rappellent nécessairement un précédent, lorsque, voilà déjà un quart de siècle, des citoyens italiens en colère accueillaient aux cris de ladri ! les caciques des partis d'alors, Démocratie chrétienne ou Parti socialiste, leur jetant de la menue monnaie à la figure. Vingt cinq-ans et un Silvio Berlusconi plus tard, on peut raisonnablement douter que l'Italie s'en porte beaucoup mieux. L'Espagne, elle, parvenue à la fin de son aggiornamento économique sans qu'il ait été nécessaire de bouleverser ses institutions, pourra sans doute plus facilement oublier ce moment d'égarement, ce mirage de la richesse infinie qui aveugle les pays qui, comme elle, l'entrevoient pour la première fois.

marchons

, 19:24

Trouver le point de départ d'un changement social significatif relève toujours d'un arbitraire parfois intégral. Certes, avec le soutien qu'apporte un recul de quelques années, lequel dégage toujours les perspectives, on sent bien que, à un certain moment, quelque chose s'est passé, qu'une voie, sinon nouvelle, du moins délaissée depuis des décennies a été de nouveau empruntée, et qu'elle n'a depuis lors cessé de prendre de l'importance. Mais quand on n'est qu'un pauvre sociologue privé de ces robustes preuves qui font la fierté de sciences plus dures, et qu'on doit se contenter de quelques maigres outils, des observations, des comparaisons, des bibliographies, et parfois quelques statistiques, la vérité devient chose toute relative. Aussi peut-on se permettre de choisir n'importe quoi.

Voilà un peu plus de vingt ans, en France, a été promulguée la Loi n° 96-1236 du 30 décembre 1996 sur l'air et l'utilisation rationnelle de l'énergie. Celle-ci, dans son article 1, reconnaissait à chacun le droit de respirer un air qui ne nuise pas à la santé. Cette noble déclaration, cette audacieuse création d'un droit nouveau rencontre hélas un obstacle de taille, puisqu'un composant vital de l'air en question, lequel joue notamment un rôle décisif dans le vieillissement cellulaire, objectivement, nuit gravement à la santé. Ce que proclame cet article premier, en d'autres termes, se révèle incompatible avec le fonctionnement de l'univers tel que nous le connaissons.
Or, on n'a pas affaire ici à une simple coquetterie, à la satisfaction d'une petite pulsion narcissique chez un législateur s'imaginant écrire l'histoire. Car l'inscription solennelle, dans la loi, d'une telle disposition implique d'adhérer à un postulat aujourd'hui largement répandu, et selon lequel ce qui est naturel ne peut pas nuire à la santé, et donc, en l'espèce, que l'homme seul peut rendre l'air toxique. À cet instant, le législateur invente un monde dans lequel la réalité physique n'a plus aucune importance. Dans ce qu'elle affirme comme dans ce qui la motive, une telle déclaration, plus que de l'ignorance, relève de l'obscurantisme.

Ce vieil ennemi n'avait, au demeurant, disparu que dans les espoirs déçus de stricts positivistes. On n'en voudra pour preuve que le destin de cette sorte d'idéal-type de l'obscurantisme, l'homéopathie, rare survivant européen de ces multiples doctrines médicales pré-scientifiques oubliées avec l'avènement de la médecine moderne. Hélas, à l'exception d'un historien, Olivier Faure, le sujet ne semble intéresser personne, la bibliographie sociologique fait totalement défaut et à peu près rien ne permet de mesurer le poids de cette croyance. Tout au plus apprend-on, au détour d'un article, que la France, qui abrite 0,8 % de la population mondiale, consomme les deux tiers de la production totale de médicaments homéopathiques. Une aussi exceptionnelle singularité ne peut manquer d'en évoquer une autre, relativement symétrique, celle qui fait de la France le pays où l'on se méfie le plus des vaccins.

Si l'obscurantisme et, de façon bien plus générale, la défiance a priori à l'égard de la recherche scientifique, en France et ailleurs, ont indiscutablement pris de l'ampleur depuis deux décennies, ce phénomène, par définition vieux comme la science, connaît des expressions forts diverses selon les pays, la République laïque accordant par exemple fort peu d'espace aux doctrines créationnistes. Chaque pays, chaque aire culturelle affronte des obstacles particuliers, et l'ennemi, ce n'est pas seulement l’État.

On peut comprendre que la Marche pour les sciences organisée un peu partout le 22 avril prochain ne cite pas d'autre antagoniste. Parler au nom de la science comme idéal, réunir en une même protestation des individus et des entités qui n'ont de commun que la manière dont ils cherchent à établir des preuves, relayer de façon improvisée un mouvement américain brutalement confronté à des enjeux vitaux contraint sans doute à des simplifications abusives, et interdit de mener une réflexion de long terme. Pourtant, si la défiance monte, c'est aussi parce que trop de scientifiques ont abandonné un combat qu'ils considéraient sans doute ne pas avoir à mener, alors même que personne ne le conduira à leur place.
On a déjà décrit les malheurs de l'INRA et la façon piteuse dont a pris fin une de ses dernières, sinon sa dernière, tentative pour planter un végétal transgénique. L'épisode montre bien l'impuissance du scientifique, de sa rationalité, des pauvres armes que lui procurent son légitimisme et son respect des loi, face à une contestation radicale, violente, et, en l'espèce, validée in fine par la justice. Mais un tel épilogue n'est possible que parce que, depuis vingt ans, portée par des activistes, sanctifiée par les media, une légende noire de la recherche scientifique a réussi à s'imposer, elle qui, par une sorte d'inversion du réel, transforme les faussaires en héros d'une vérité occultée, valeureux combattants d'une science alternative qui a trouvé en certains élus de fidèles soutiens et qui, au-delà de cette quasi-innocente manie de l'homéopathie, fait courir un danger majeur à la santé publique.

Alors, manifester, soit. Mais on ne peut se contenter des vagues objectifs auxquels aboutit inéluctablement la recherche du consensus le plus large. La complaisance à l'égard des postures relativistes qui prospèrent dans les sciences humaines participe aussi à l'affaiblissement de la science. Et, à l'image de l'anthropologie, une discipline qui, avec ses objets d'études purement symboliques, se trouve particulièrement exposée aux charlatans et où, en conséquence, les règlements de comptes sont particulièrement sanglants, il faudra bien avoir le courage de définir une limite, au-delà de laquelle on sort du champ scientifique. Le 22 avril, marchons, mais n'en restons pas là.

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