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facts

, 19:25

La pollution aux particules fines a ceci d'intéressant qu'elle permet toutes les interprétations. Seulement définies par leur taille celles-ci possèdent en effet une vertu rare, celle de pouvoir être composées de n'importe quoi, donc de venir de n'importe où au point, par exemple, de rendre l'air du Sahara irrespirable. Il s'agit, en somme, du polluant idéal pour une polémique.
De fait, l'épisode de début décembre en Île de France a fourni le prétexte à une instructive passe d'armes qui commence lorsque l'un des participants à un blog de vils squatters prétend, cartes à l'appui et tout en s'attaquant à ce fournisseur d'information par excellence que reste, pour beaucoup, le grand quotidien du soir, trouver à ces particules une origine allemande. Le quotidien réplique par l'intermédiaire d'un article dans une rubrique d'apparition assez récente, dont la raison d'être consiste à procéder à une certification a posteriori de la véracité des affirmations les plus diverses connue sous le terme de fact checking.

Mais l'affaire n'en reste pas là : le chef de la rubrique montre au créneau et, dans un billet publié ailleurs, à la fois résume l'affaire, et, au prétexte de leur reprise imprudente de la polémique originelle, s'en prend frontalement à des journalistes de la presse économique qu'il accuse d'en vouloir à son activité. L'un d'entre eux, Stéphane Soumier, répond alors sur son blog d'une manière qui, malgré son langage relâché et sa bibliographie un peu courte, ne manquerait pas de pertinence si elle ne s'engouffrait pas tête baissée dans l'impasse stérile du relativisme. Hélas, depuis lors, il a choisi de supprimer sa note, ce qui, quand même, n'est pas très sport, et ne fait pas les affaires de l'observateur nonchalant. Tant pis. De bonnes âmes, fort heureusement, en ont pris copie, permettant d'en retrouver l'essentiel.

Dans ce virulent échange, le bourdieusien aura instantanément reconnu les querelles caractéristiques d'un champ, cet espace particulier où des acteurs, à partir de positions très inégales, s'affrontent pour un enjeu qui n'a guère de sens en dehors de cet espace même, et cela dans le but d'améliorer leur situation, ou de la défendre. Symbolique autant que matérielle, cette lutte a souvent comme objectif une propriété précieuse, et plus encore dans un domaine qui vit de la confiance que l'on lui accorde, la légitimité.
Directeur de rédaction, Stéphane Soumier dispose du privilège du pouvoir et de l'ancienneté, ce qui lui permet de verser dans le paternalisme au nom d'un journalisme vieille école, au cuir tanné sous le soleil du Sahel. Il a aussi une position à défendre, en particulier contre ces nouveaux venus dont l'activité semble, pour l'essentiel, consister en l'élaboration de jolies infographies nourries par des séries statistiques réputées fiables, et qui, intervenant en bout de chaîne, semblent à la fois tenir absolument à avoir le dernier mot, et prétendre fournir une vérité scientifiquement valide et donc incontestable. Journalistes certifiés, ces fact checkers doivent à leur tour, dans un jeu de miroirs sans fin, disqualifier une concurrence sauvage qui s'exprime au travers des blogs et qui, au prétexte de la maîtrise de telle ou telle compétence technique particulière, se permet de contrôler les vérificateurs.

Évidemment, il est très difficile de résister au plaisir de se lancer dans la bataille, et de s'interroger sur cet outil de preuve qu'est le chiffre, et plus précisément la série statistique, et l'usage qu'en font des journalistes a priori fort peu formés à son emploi. Une série n'est rien sans sa méthodologie, et aucune publication statistique sérieuse ne se dispense de la présenter. Être en mesure de comprendre et de critiquer celle-ci n'est pas à la portée du premier venu. Et si un profane peut faire aveuglément confiance à un organisme public et indépendant tel l'INSEE, l'utilisation des données produites reste malgré tout délicate. On en voudra pour preuve les erreurs que peut générer un usage irréfléchi d'Eurostat, lui aussi acteur de référence, mais également agrégateur de statistiques nationales qui obéit à un principe bureaucratique et ne tient, pour ne citer qu'un exemple, aucun compte des énormes différences démographiques, géographiques ou climatiques qui singularisent les pays de l'Union, lesquelles ont des conséquences déterminantes sur leur équipement hydroélectrique, donc leur production d'énergie décarbonée, ou sur l'utilisation des deux-roues motorisés, donc les statistiques d'accidents de la route, ou encore sur le niveau de la pollution atmosphérique dans les capitales. Dans des cas de ce genre, la seule retranscription des données, en particulier si l'on cherche, comme le fait souvent le journalisme, à établir un classement assorti de jugements moraux, peut fort bien n'avoir aucun sens.

Mais la situation se complique lorsque des agendas privés viennent instrumentaliser le chiffre, et quand bien même ceux-ci seraient le fait d'organismes officiels. Pas de meilleure stratégie pour une agence publique nouvelle-née que de commencer par réaliser une étude consacrée à un créneau particulièrement porteur, assortie d'un communiqué de presse avançant un chiffre qui fait peur, ce qui garantit une diffusion d'autant plus large que personne n'ira lire les mises en garde qui figurent en petits caractères dans l’annexe méthodologique. Proteos a mis son nez dans cette publication, et son billet donne une idée des compétences, des connaissances et du temps nécessaire pour critiquer efficacement ce genre de rapport. On sort ici largement du domaine des journalistes pour entrer dans un territoire dont les marques les plus visibles sont laissées par une association comme Pénombre ou une initiative telle les Cafés de la statistique. Un fact checker qui s'aventurerait en ces contrées sans un bagage solide s'introduirait sur le champ académique sans titre valide, sans posséder aucun des passeports universitaires requis pour y accéder. Là, pour son malheur, il risquerait de découvrir que, souvent, les mœurs sont brutales, et les controverses sans pitié.

insiders

, 19:34

Si le récent épisode de pollution aux particules fines qui a touché certaines des grandes agglomérations du pays, et la capitale en particulier, a quelque chose d'exceptionnel, c'est la date à laquelle il s'est produit. D’habitude, en effet, ce genre de désagrément survient plutôt à la fin de l'hiver, en février-mars. Tel était le cas en 2015, année qui, comme le montrent les implacables statistiques d'Airparif, a connu entre le premier janvier et le 9 avril quatre dépassements du seuil d'alerte aux particules PM10, et huit du seuil d'information. Jusqu'à ce décembre tragique, le bilan 2016 était bien meilleur ; depuis, à un seuil d'information près, il est identique. Les faits en eux-mêmes n'ont donc rien d'exceptionnel. La concentration en particules l'a été un peu plus, puisqu'elle a atteint le 1er décembre un pic à 144 µg/m³, alors que, l'année précédente, on s'était contenté de 101. Par la suite, cette valeur a régulièrement décru, jusqu'à revenir, le jeudi 8 décembre, dernier jour de l'épisode, à 64 µg/m³, soit bien en dessous du seuil d'alerte réglementairement fixé à 80 µg/m³.
Les données ne présentent donc guère d'originalité. Les réactions politiques non plus, tant on a pris l'habitude de voir les pouvoirs publics profiter de l'effet d'aubaine que ces épisodes leur procurent pour légitimer, et renforcer, leur lutte contre les envahisseurs motorisés. Quelque chose d'intéressant, pourtant, a vu le jour à cette occasion : les stigmatisés ne sont pas restés inactifs. Et l'intéressant se trouve moins dans la polémique née pour l'occasion, qu'il serait d'ailleurs instructif d'analyser en détail, que dans les réactions de cette foule d'anonymes qui a voté avec son volant.

À Paris et en proche banlieue, la préfecture a donc imposé, sur un total de quatre jours entre le mardi 6 et le vendredi 9, une circulation alternée, laquelle aurait donc dû, arithmétiquement, entraîner une baisse de moitié du trafic. Les effets en seront pourtant fort modestes, en partie parce que, comme le montre Airparif, l'obligation intervient après le moment le plus intense de l'épisode, et en partie parce que le refus de se conformer aux consignes a été massif.
Cette attitude indocile renvoie à un autre refus, celui de coller sur son pare-brise cette vignette qui témoignera des qualités environnementales de son véhicule, laquelle vignette, disponible depuis l'été, sera en principe obligatoire dans exactement un mois. Or, pour l'heure, les observations d'automobiles en stationnement faites lors de promenades parisiennes répétées révèlent surtout les traces de l'internationale des contrôles policiers, qu'il s'agisse des low emission zones allemandes, ou de la taxe autoroutière suisse. On a aussi relevé une quantité surprenante, puisqu'on les rencontre très grossièrement sur un véhicule sur trente, de pastilles vertes, cette forme rudimentaire de marquage datant de l'époque Jospin et qui a pris fin en 2002. Par un amusant détour de l'histoire, ces preuves de vertu stigmatisent aujourd'hui le véhicule hors d'âge. Quant à la vignette nouvelle formule, on n'en a recensé qu'une seule, posée sur un véhicule électrique. Petit joueur. En somme, on assiste à une sorte de boycott informel mais sans doute d'autant plus massif que, tant que la police municipale du stationnement n'est pas encore entrée en service, le risque de sanction reste faible.

Ces comportements rebelles, ces incivilités diraient sûrement certains, signalent une opposition sourde mais devenue bien plus virulente depuis qu'un élément déclencheur a provoqué sa cristallisation. En interdisant la circulation sur les quais bas de la rive droite, Anne Hidalgo n'a pas rendu aux parisiennes et parisiens des emprises qui ne leur ont jamais appartenu, puisqu'elles ont depuis toujours servi à diverses activités commerciales aujourd'hui presque disparues. Mais elle a coupé un axe majeur, qui permettait de circuler de banlieue à banlieue plus directement qu'en faisant un détour par le périphérique. Et elle a ainsi mis en lumière un conflit désormais ouvert sur de multiples fronts et, si l'on en croit des milieux bien informés, qui transcende les appartenances politiques, conflit qui oppose économiquement, géographiquement, socialement, les insiders aux outsiders.

Voilà bien longtemps qu'on observe la manière dont, progressivement, sur le long terme, l'exécutif parisien modèle son interprétation de la ville idéale, cette nouvelle Metropolis où les banlieusards circulent sous terre tandis que l'usage de la surface est réservé à la seule aristocratie indigène, et aux touristes. La configuration administrative particulière de la plus petite des grandes capitales européennes permet la mise en œuvre d'une telle conception. Mais elle se heurte à des réalités contre lesquelles elle ne peut rien, en particulier cette compétition mondiale entre grandes métropoles qui l'oblige à croître, donc à regarder au-delà de son territoire, vers des espaces qu'elle ne peut plus se permettre de mépriser.
Or, ces lieux sont occupés. Ils le sont par ces gens qui dépendent de la ville centrale, et dont la ville centrale dépend, pour y exercer leur métier et lui fournir les services dont elle a besoin. Et, pour des raisons extrêmement variées, une part minoritaire mais significative d'entre eux ne peut accomplir sa fonction sans un véhicule individuel. Bien souvent, par contrainte plus que par civisme, ils ont d'ailleurs opté pour l'un de ces deux-roues motorisés qui, propulsés par un moteur à essence, ne produisent pas de particules tout en étant sanctionnés presque au même titre que les automobiles diesel. Ces espaces sont occupés, aussi, par des élus de l'autre bord politique, sans doute assaillis des réclamations de leur administrés et auxquels, par bêtise, la mairie de Paris offre ainsi une magnifique occasion de se ranger aux côtés du peuple, de la pauvre scooteriste et de l'humble automobiliste. La configuration politique actuelle, avec une région acquise à la droite, celle qui s'annonce si François petrolhead Fillon accède à la présidence, les conséquences locales du changement de pouvoir avec un préfet de police qui, comme en 2012, sera le premier à céder sa place, compléteront l'encerclement de cette nouvelle Bastille, qui deviendra dés lors bien plus difficile a défendre.

USA

, 19:31

À l'évidence, la configuration du jour d'après n'avait pas du tout été prévue, et fort mal préparée. Désemparée, démunie, dépitée, la presse sérieuse, par un étrange paradoxe, semble brutalement privée de sa faculté d'analyse et réduite à des réactions purement émotionnelles, se contentant d'étaler son aigreur et sa frustration, résonnant d'appels à prendre le maquis et à financer l'insurrection. Sûrement, il doit avoir des choses plus intelligentes à raconter sur les conditions qui ont amené un candidat parfaitement exotique, une sorte d'hybride entre Boris Johnson et Silvio Berlusconi, à poser pour quatre ans son rond de serviette dans le bureau ovale. On aborde cette question en toute innocence, puisqu'en agissant ainsi on sort largement de son domaine de compétence. Hélas, il se trouve qu’une des raisons d'être de ce blog consiste à produire un contenu qu'on aurait souhaité lire ailleurs sans, par paresse sans doute, avoir réussi à le trouver. Les lignes qui suivent risquent donc d'être sévèrement jugées par les experts. Mais, après tout, yolo.

Car la question n'est pas tant de savoir pourquoi ce Républicain-là, puisqu'elle aurait due être épuisée dès lors qu'il a été choisi comme candidat du parti, mais bien pourquoi un Républicain. En 2016 comme en 2000, donc pour la deuxième fois en cinq scrutins, le candidat élu a obtenu moins de suffrages que son adversaire, situation qui, au siècle dernier, ne s'était jamais produite. Appeler comme explication la spécificité d'un vote indirect, qui se déroule État par État et selon des modalités qui, de plus, ne sont pas homogènes, ne saurait suffire.

Une des particularités du système politique américain tient en la création, fort peu de temps après l'indépendance, d'un bureau du recensement dont la fonction première n'était pas fiscale ou démographique, mais politique. Suivant au plus près l'évolution de la population et sa répartition géographique, il devait assurer au Congrès une représentation équitable, modifiant selon les besoins les circonscriptions électorales. Il avait aussi la fonction accessoire d'établir une stratification de la population selon des critères ethniques. Renouvelée tous les dix ans, cette procédure permettait donc de suivre l'évolution explosive d'une démographie alimentée par une immigration constante ; mais elle permettait aussi de mettre constamment à jour l'état des rapports de force entre la catégorie dominante, et les autres.
On a déjà eu souvent l'occasion de recourir aux travaux d'un grand sociologue méconnu, Joseph Gusfield. Dans un livre tiré de sa thèse consacrée aux croisades anti-alcooliques, il montre ce que ces mouvements pour la tempérance doivent à la volonté de ceux qui les animent de conserver et d'imposer, contre des vagues successives de migrants dotés d'habitudes déplorables, un mode de vie qui caractérise leur statut social et justifie leur domination. Sociologue, Joseph Gusfield ne traite que de l'aspect symbolique de tentatives qui s'expriment nécessairement par d'autres canaux, institutionnels en particulier.
Ainsi en est-il du gerrymandering, cet art subtil du déchiquetage de circonscriptions électorales qui permet au gouverneur d'un État d'assembler des pièces éparses où, à l'inverse, d'éclater un regroupement homogène, une ville en particulier, de manière à favoriser un camp dont il semble bien qu'il soit, le plus souvent, Républicain. Mais bien d'autres techniques existent, et qui visent le même but. Lors de ces élections, des observateurs ont pu remarquer une bien curieuse pénurie, celle des bureaux de vote dans des quartiers plutôt populaires, laquelle se manifeste par des queues interminables, propres à décourager les moins convaincus, ou les plus occupés. D'autres ont relevé des exigences particulières, et nouvelles, en matière de pièces d'identités, qui ont permis d'éliminer un certain nombre de votants, lesquels se trouvaient précisément appartenir aux catégories sociales les plus favorables aux Démocrates. Et si le système électoral ne permet à ces derniers d'être élus qu'en gagnant significativement plus de voix que celles dont leurs adversaires ont besoin pour aboutir à un dénouement identique, on comprend tout le bénéfice que les Républicains peuvent retirer du jeu de ces tactiques, et de leur accumulation.

Aussi n'est-il même pas besoin d'invoquer le spectre du racisme, cette explication commode grâce à laquelle on peut éviter de penser ce qui fait peur, le fait que le fonctionnement ordinaire d'institutions réputées sans doute à tort comme exemplairement démocratiques puissent produire un tel résultat, pour comprendre le succès d'un Donald Trump. Le recensement décennal avec sa classification ethnique montre l'affaiblissement progressif de la catégorie politiquement dominante, ces blancs majoritairement électeurs du parti républicain. Leur mobilisation vise, comme toujours, à maintenir un statu-quo face à une évolution démographique qui leur est de moins en moins favorable. On a donc affaire à une tendance lourde et de très long terme, pas à un caprice volatil pour une caricature d'homme nouveau. Et le pouvoir dont celui-ci dispose désormais, en particulier au travers de la Cour suprême, lui permettra de conforter son camp, et pour longtemps. Ça risque de mal se passer, et de finir encore plus mal.

aristo

, 19:29

Un activiste bien connu en France mais en semi-retraite depuis qu'il siège au Parlement européen avait donc décidé de se rendre au Canada, afin de propager la bonne parole devant un public tout acquis à sa cause. L'occasion lui était fournie par la prochaine signature à Bruxelles de l'AECG, accord commercial négocié entre l'Union Européenne et le Canada. Mais, arrivé en douane à Montréal, il eu la mauvaise fortune de s'y voir retenu, l'accès au pays lui étant refusé au prétexte de son passé judiciaire. Il est à peine utile de préciser qu'une justification aussi futile dissimule bien mal la véritable raison de l'expulsion qui devait s'ensuivre, la volonté de faire taire la voix discordante d'un adversaire de longue date à tout ce qui touche, de près ou de loin, au développement du libre-échange. La preuve de cette implication politique sera d'ailleurs vite apportée, puisque le remuant José Bové sera finalement, par faveur spéciale, autorisé à séjourner au Canada, ce qui lui permettra malgré tout, et même si la première occasion a été manquée, de satisfaire son public.

L'histoire, ou plus exactement l'interprétation qu'en donne la partie intéressée à la présenter de cette manière, on le constate, tient, et vaut comme une preuve de plus de la duplicité d'autorités n'hésitant pas à instrumentaliser le droit pour museler un opposant. Telle est du moins l'impression que laisse le traitement sommaire de cette escarmouche à laquelle se livre la presse grand public. Pourtant, on peut l'analyser d'une toute autre manière, bien plus ordinaire, donc bien plus sociologique. Inutile, d'ailleurs, pour cela, d'aller chercher plus loin que la dépêche de l'AFP laquelle, livrant quelques noms connus retenus en douane pour la même raison, suffit à montrer que l'on a affaire là à un processus banal, celui par lequel le bureaucrate, l'agent au guichet, exécute sans imagination ni initiative la tâche qui lui a été confiée.
Et des décisions de cet ordre, qui conduisent à refouler l'individu qui en est victime, il en prend tous les jours, en quantité, pressé par le temps, de façon routinière et avec des conséquences autrement plus lourdes que dans le cas de notre député européen. L'objection que celui-ci soulève, le fait que ses ennuis judiciaires ne l'aient jusque-là pas empêché de voyager au Canada, peut parfaitement être levée de la manière la plus simple, en supposant que les informations nécessaires faisaient alors défaut. L'intensification des échanges de fichiers entre autorités entraînée par l'accroissement de la menace terroriste, l'automatisation et le renforcement des processus de contrôle fournissent autant de raisons autrement plus convaincantes que celle qu'avance José Bové, lequel s'offusque qu'un employé de bureau canadien ignore l'existence d'un parlement étranger dont pourtant bien peu d'européens savent vraiment à quoi il sert, et voit dans ses difficultés une volonté préméditée de lui nuire. Ce qui conduit à s'interroger sur le sens profond d'une attitude que l'on ne peut pas juste expliquer par cette habitude qu'ont certains de toujours être mieux traités que le commun des mortels.

Ce privilège réservé aux puissants, José Bové en a profité puisque, à l'inverse de probables compagnons d'infortune, sa qualité de parlementaire, sa notoriété, et les soutiens dont il a pu disposer lui ont permis de poursuivre son périple canadien. Ce qui rend l'affaire intéressante n'est pas qu'il ait bénéficié d'un passe-droit mais qu'il revendique, aujourd'hui comme hier, et en permanence, une sorte de statut spécial grâce auquel il ne relèverait pas de la justice commune.
Cette propriété, hier, dans la société d'ancien régime, caractérisait la noblesse. Le fait que, depuis lors, quelques révolutions aient eu lieu rend difficile, mais pas impossible, le maintien de cette aristocratie distincte de la société ordinaire. Pour en faire partie, il faut être militant de conscience, et organiser une hiérarchie symbolique au sommet de laquelle on placera les objectifs que l'on poursuit. Il faut aussi trouver des alliés, dans le public et dans la presse. Il faut également organiser un discours qui donnera aux déprédations auxquelles on se livre une qualification bien éloignée de celle que retient la justice. Ainsi en est-il du "démontage" d'un restaurant de Millau, terme repris sans guère de nuance par la presse à l'exception de quelques esprits forts. Cette trouvaille sémantique permet de faire comme si les activistes avaient soigneusement défait un genre de Meccano dont ils auraient ensuite proprement rangé les pièces, alors qu'ils ont en réalité détruit l'établissement d'une chaîne qui a le malheur de proposer des plats uniformes, par définition conformes aux normes sanitaires et au coût le plus bas possible, ce pourquoi ils servent à nourrir les pauvres.
Il en va de même avec les fauchages, ce terme emprunt d'une robuste tradition campagnarde chère aux publicitaires mais qui sert à masquer la destruction d'expériences, et parfois d'installations, scientifiques, que la justice a condamné comme telles. Il est fascinant de voir avec quelle admirable efficacité cette nouvelle aristocratie se construit, alors même qu'elle se trouve dépourvue des privilèges statutairement attachée à l'ancienne. Sa domination sera sans doute plus éphémère, et moins absolue ; elle n'en reste pas moins réelle, puisqu'elle produit des effets on ne peut plus significatifs. Dans l'affirmation de celle-ci, nombre d'organes de presse jouent, depuis toujours, un rôle cardinal. Reprendre l'histoire, utiliser le langage, adopter sans recul les termes soigneusement choisis par des militants se livrant à des actions illégales pour précisément masquer, dans le discours, l'illégalité de leurs actes revient inévitablement à choisir leur camp.

eurocrates

, 19:27

L'irréparable s'étant produit, vient l'heure de la chasse aux coupables. Il est alors facile, comme le fait une célèbre partisane du remain en reprenant une illustration parue dans The Economist, de mettre en cause la presse populaire britannique, et les bobards qu'elle répand sans compter depuis vingt ans au sujet de l'Union européenne et des décisions qui y sont prises. La critique, pourtant, semble un peu courte. Le simple fait que le graphique en question illustre des informations que la Commission fournit dans un blog entièrement consacré à sa défense, et donne forme humaine à une fort peu amène liste de thèmes de discorde pose déjà problème. Sans doute, le métier de la presse consiste-t-il entre autres à rendre accessibles à tous des sujets habituellement réservés aux experts.
Mais on se dit que la Commission pourrait malgré tout, quand elle s’adresse directement aux citoyens, faire un petit effort d'accessibilité, et de présentation. Il est, de plus, possible que la simple réfutation d’affirmations absurdes soit loin d'épuiser la question, et de lever le soupçon qui pèse sur le processus de construction européenne, et sur Bruxelles, ce repère d’eurocrates dépourvus de la moindre légitimité démocratique mais qui, malgré tout, s'acharnent à réglementer avec une précision maniaque chaque aspect de la vie du citoyen.

Pour éclairer ce point, on prendra en exemple un cas exposé au chapitre 9.3 d'un document beaucoup trop long. Cette histoire se déroule à un moment critique, lorsque, en janvier 1993, l'entrée en vigueur de l'acte unique européen accroît significativement les pouvoirs du Parlement européen. Et elle permet, de façon certes vacillante, d'éclairer la prise de décision au sein de l'Union européenne et en particulier, ses ombres. Il s'agit en l'espèce de produire une directive, donc d'un texte législatif majeur, qui obéit à un long et complexe processus d'élaboration, de discussion et de ratification. Plus que simplement technique, cette directive-là est pourtant purement technologique puisqu'elle précise, avec d'infinis détails, les modalités de calcul d'un certain nombre de paramètres propres aux deux et trois roues motorisés. Il suffit de jeter un œil sur n'importe quel ordre du jour du Parlement européen pour constater le temps démesuré que celui-ci consacre à des questions de ce genre, questions à propos desquelles seule une infime partie de ses membres dispose d'une quelconque compétence. Mobiliser l'assemblée pour discuter de, ou plutôt expédier des, sujets qui ne devraient pas remonter au-delà d'un comité de normalisation style AFNOR explique en partie pourquoi il n'est pas bien difficile d'exciter les foules avec des histoires de bananes et de concombres. Mais il y a plus.
Au début de la directive en question se cache en effet une simple ligne, qui impose en toute innocence une limite à la puissance maximale d'un moteur de motocyclette. Très probablement introduite, et en tous cas défendue, par un commissaire européen, Martin Bangemann, cette disposition étend discrètement à l'échelon européen une prohibition qui n'existait qu'en France, et a cessé de nuire seulement en janvier dernier. Ainsi, sur la seule base de ses convictions personnelles, le commissaire cherche à inscrire dans la réglementation européenne une mesure qui aura des conséquences significatives pour des millions de citoyens. Et pour être sûr de réussir son coup, il choisit pour ce faire la voie la plus discrète possible. Heureusement, si subtile soit-elle, sa manœuvre va échouer. Repérée par un authentique gardien de la démocratie, l'un de ces lobbies accrédités à Bruxelles et donc nécessairement présent dans un registre accessible à tous, elle sera combattue en particulier par Roger Barton, député travailliste de la région de Sheffield, et, au terme d'un combat qu'un interlocuteur qualifie d'homérique, finalement rejetée. L'affaire n'ira pas sans mal. Il faudra en effet qu'une étude scientifique conduite par le TNO montre que la restriction proposée ne pouvait avoir aucun effet en matière de sécurité pour que Martin Bangemann se résigne à abandonner la partie.

La construction européenne avance au fil de l'eau, composant avec des contraintes de tous ordres, poussée par la volonté d'en être de nouveaux candidats auxquels on ne voit pas comment dénier ce droit, arrachant ici et là un bout de terrain sur lequel rebâtir en permanence de nouvelles versions des institutions anciennes. Le Parlement, chambre d'enregistrement à l'origine, négociant désormais les textes au même niveau que le Conseil, nommant le président de la Commission, a beaucoup gagné dans cette évolution, l'élargissement géographique et politique de l'Union ne pouvait aller sans un accroissement de son contrôle démocratique. Largement ouvert avec ce mode de scrutin strictement proportionnel, au point d'offrir une tribune de premier choix à des élus qui ont juré sa perte, le Parlement européen fonctionne selon des principes bien plus démocratiques que nombre d'assemblées nationales, et apporte enfin un véritable contre-pouvoir face à ce qui, jadis, a été la toute-puissance de la Commission. Ce qui, sans doute, constitue le nœud du problème.

Car les intérêts minoritaires sont autrement mieux représentés à Bruxelles que par un système politique qui associe des élus carriéristes et clientélistes à une haute administration qui jouit, dans bien des domaines, d'une large autonomie. Là-bas, au moins, dans les domaines restreints qui relèvent de la souveraineté européenne, le forum fonctionne en permanence, et tous les acteurs parviennent, même modestement, à se faire entendre. Préférer l'entre-soi à l'ouverture, voter pour restaurer l'ordre ancien, distinguer les siens, ceux auxquels doivent être réservés des droits qui deviennent ainsi des privilèges, de tous les autres, choisir, en toute connaissance de cause, l'impasse, revient en fait à chanter en cœur tout en creusant une fosse commune encore un peu plus profonde.

CCCM

, 19:21

Certains déséquilibres, profonds et durables, entre offre et demande se trouvent parfois, pour de simple raisons réglementaires, bien difficiles à combler. Ainsi en est-il de l'adéquation entre les lieux de culte existants, et la demande de fidèles qui ont la mauvaise idée de ne pas adhérer à la religion historiquement dominante dans notre beau pays, le catholicisme. Tel est, bien sûr, le cas des musulmans qui, arrivés en grand nombre au cours des dernières décennies en provenance de pays fort variés, ont de plus la propriété contrariante d'entretenir des conceptions très divergentes, et parfois violemment opposées, d'une religion qui, à l'inverse du catholicisme, n'a rien de monolithique. En vigueur sur la quasi-totalité du territoire métropolitain, la loi du 9 décembre 1905 rajoute un degré à la complexité de cette situation, puisqu'elle interdit à la puissance publique de se mêler de ces affaires, donc d'aider qui que ce soit à construire quelque infrastructure religieuse que ce soit.

Et pourtant, d'une façon ou d'une autre, il faut bien que, sauf à laisser aux pays de la Péninsule arabique le soin de financer ce culte, et cela, bien évidemment, de la manière la plus transparente et sans entretenir l'ombre d’une arrière-pensée politique, l’État intervienne. La solution sera trouvée en partie grâce au travail d'orfèvre du spécialiste en la matière, le Conseil d’État lequel, rendant une série d'arrêts, permet que les deniers publics servent à la construction de mosquées, à la condition impérative de ne pas les appeler ainsi. Supposés offrir des services culturels accessibles à tout un chacun, tout en offrant aux musulmans un lieu où pratiquer leur religion dans des conditions convenables, les Centres Culturels et Cultuels Musulmans sont nés de cette façon, et portent la marque des bons compromis, ceux qui ne mettent en fureur que les extrêmes, de quelque bord qu'ils soient. Sortir de la clandestinité permet en outre de voir émerger des bâtiments de fort bonne qualité architecturale.
À Boulogne-Billancourt Pierre-Louis Faloci, déjà auteur de la jolie petite église de l'opération Paris Rive Gauche, a livré en 2011 un bâtiment qui vaut un peu comme un prototype du genre, la discrétion quant à sa fonction cultuelle ne se retrouvant guère que dans les synagogues récentes, telle celle de la rue Jean Nohain. À Paris, à la Goutte d'Or, Yves Lion construit sur deux emplacements distincts un Institut des Cultures d'Islam qui regroupe annexes de la Grande Mosquée de la rue Saint-Hilaire et équipements culturels divers. À Clichy-la-Garenne, les choses se sont révélées être un peu plus compliquées.

Historiquement, diverses associations locales concurrentes se sont partagées des lieux de culte improvisés, provisoires, puisque l'un d'entre eux devait être démoli pour laisser la place à une école maternelle, et parfois insalubres. Mais la solution du Conseil D’État a permis l'ouverture en 2013 de l'un de ces CCCM, aménagé par l'agence Croixmarie/Bourdon dans un ancien entrepôt situé à proximité de l'axe de circulation majeur qui traverse la ville du sud au nord, dans une petite rue pas trop éloignée du centre. Le soin apporté à une réalisation qui, comme les autres, ne porte extérieurement aucune marque distinctive, la surface disponible, l'agencement qui permet de séparer nettement le cultuel du culturel, la situation géographique assez favorable, contribuent au succès d'une opération qui, à peu de frais, satisfait toutes les parties intéressées. Hélas, elle souffre d'une faille irrémédiable, puisque, loin des baux accordés pour 99 ans qui sont la règle du genre, l'association locale qui la gère ne l'occupe qu'à titre provisoire, le bail prenant fin dès 2016.

Or, en 2015, à cause d'un dommage électoral collatéral, la ville, socialiste depuis le congrès de Tours, passe sous pavillon Les Républicains. La première tâche du nouveau maire consistera à publier sa photo sur tous les panneaux d'affichage municipaux. Son prédécesseur étant resté trente ans en poste, on comprend qu'il éprouve un besoin impératif d'être reconnu par ses concitoyens. Mais, très rapidement, il revendiquera l'usage du CCCM, dont les locaux accueilleront une médiathèque qui, naturellement, existe bel et bien, depuis des décennies, dans le grand bâtiment administratif qui marque le centre de la ville. Cette implantation, en d'autres termes, a tout du prétexte, mais un prétexte profitant de la meilleure des justifications, la culture, pour tous. Les musulmans, quant à eux, devront aller prier ailleurs, dans une salle de fortune aménagée en un lieu stratégique. Le sinistre immeuble de bureaux qui l'accueille se situe en effet à une centaine de mètres de la Seine, qui borde la ville côté nord, et à guère plus de dix mètres de la limite communale et départementale qui sépare Clichy de Saint-Ouen. Impossible, en d'autres termes, même au bout de longues recherches, de trouver lieu plus excentré, plus éloigné des habitations, plus inadapté à sa nouvelle tâche. Naturellement, les fidèles protestent. Ferme sur le fond le maire, dans un geste d’une bouleversante générosité, leur laisse jusqu'à la fin du ramadan avant de vider les lieux.

La cérémonie d'inauguration de cette nouvelle implantation donne une idée des enjeux clientélistes qui sous-tendent ce déplacement. La présence du responsable d'une structure musulmane de dimension nationale et plutôt bien en cour laisse suspecter un renversement d'alliances, l'association locale gérant l'ancien CCCM payant sans doute son lien avec le pouvoir socialiste, tandis que le CFCM sera ravi de se voir ainsi offrir le contrôle d'un lieu de culte qui lui échappait. Mais, de façon plus élémentaire, on ne peut s'ôter de l'idée que le bâtiment de Croixmarie/Bourdon, au fond, était bien trop beau pour des musulmans, lesquels doivent s'estimer heureux qu'on ait la bonté leur concéder un lieu pour leur pratique. Et l'on se doit de constater aussi qu'on trouve là une bien étrange façon de décourager les vocations salafistes.

pérennité

, 19:04

Le plaisir que suscite l'analyse détaillée de ces rapports que personne ne lit jamais ne relève pas seulement d'une certaine forme de perversité, une bibliomanie nouveau genre qui conduit à stocker des terra-octets de fichiers .pdf rarement lus sur ses disques durs. Car, en particulier lorsque leur contenu montre une légère dissonance avec ce que croit le sens commun, et ce que veulent faire croire les politiques, ils ouvrent sur des hypothèses de recherche du plus haut intérêt. À ce titre, le tout récent bilan d'AIRPARIF sur la pollution de l'air en Île-de-France constitue un cas d'école.

Il existe deux manières de lire ce rapport : se contenter du résumé alarmiste qui tient sur ses deux premières pages, ou entrer dans les détails, et envisager la question polluant par polluant et selon une vision diachronique qui remonte parfois jusqu'au milieu des années 1950. Là, la perspective change. Pour moitié, le contenu de ce bilan déroule la longue litanie des polluants disparus : le plomb, le souffre ne sont plus guère mesurables ; la concentration de cadmium est 50 fois inférieure aux normes. Pour le monoxyde de carbone on atteint, au pire, le quart des valeurs limites. Pour réussir à trouver du mercure, il faut aller le chercher à sa source : à Paris, il s'agit du crématorium du cimetière du Père Lachaise. Salauds de morts, qui s'obstinent à empoisonner les vivants.
Même les polluants qui dépassent encore les normes voient leur concentration diminuer plus ou moins rapidement. Ainsi, estime AIRPARIF, en 2007, 5,6 millions de franciliens étaient exposés à des niveaux excessifs de ces fameuses particules fines PM10 ; en 2015, même pas dix ans après, ils ne sont plus que 300 000. À ce propos, l'association propose un saisissant histogramme des concentrations hivernales de fumées noires, cet espèce d’ancêtre des particules qui, longtemps, a décoré les murs de pierre de la capitale. En 1957, on mesurait une concentration de 187 µg/m³ ; aujourd'hui, elle est tombée à 11. Moins franche, l'évolution des oxydes d'azote qui, comme le montre un document de l'ADEME dépendent très majoritairement, eux aussi, du diesel, reste positive. Et si la valeur limite annuelle de 40 µg/m³ est toujours dépassée tel est, comme on l'a montré par ailleurs, le cas pour absolument toutes les métropoles européennes, y compris Stockholm, Oslo, Copenhague ou Amsterdam. En d'autres termes, ce qui n'a pas encore trouvé de solution définitive reste sur la lancée d’une amélioration constante.

Mais, nécessairement, bien d'autres lectures de ce document sont possibles. On ne s'étonnera guère que la grande presse, laquelle, d'ailleurs, généralement, l'ignore, se contente de broder de façon tendancieuse sur la dépêche de l'AFP, mettant en exergue le chiffre le plus spectaculaire, et confondant par ailleurs allègrement les recommandations de l'OMS, sans valeur légale, et les normes européennes qui sont, elles, contraignantes.
De manière un brin paradoxale, ce rapport fournit par ailleurs la meilleure des cautions pour contester la politique prohibitionniste que la mairie de Paris souhaite mettre en place contre les véhicules individuels à essence, et les motocycles en particulier. Servilement exposé dans un récent article qui prouve, une fois de plus, à quel point les motards représentent un terrain de choix lorsque l'on souhaite observer le racisme de classe en action chez les catégories intellectuelles moyennes et supérieures, l'argumentaire municipal met notamment en avant ce monoxyde de carbone dont on vient de voir combien sa concentration restait bien en deçà des normes. On souhaite bonne chance au conseiller d’État qui tentera d'en tirer argument pour rédiger un décret d'interdiction.

Sur un plan plus général, un bilan de ce genre, et l'opposition entre le bref et catastrophiste résumé pour décideurs qui l'ouvre, et les analyses détaillées qui suivent, conduit à évoquer une question classique, celle de la manière dont une institution peut assurer sa pérennité lorsque sa raison d'être devient de plus en plus floue.
Que faire lorsqu'une entreprise réformatrice a réussi ? Que devient l'Organisation Mondiale de la Santé lorsque son long combat contre les maladies infectieuses a connu un succès tel, et un succès loin de se limiter aux seuls pays développés, qu'il permet à une frange dangereusement croissante de parents si préoccupés du bien-être de leur enfant de refuser une vaccination jugée dangereuse ? Quel avenir pour AIRPARIF si une part des polluants qu'elle mesure ont simplement disparu ? Comme justifier le maintien sinon d'une structure, du moins de certaines de ses activités et des dépenses qu'elles entraînent, lorsqu'elles ne servent plus à rien ?
Christiane Cellier avait créé une fondation portant le nom de sa fille disparue dans un accident de la circulation routière pour élargir l'audience de ce problème public. Quand elle a considéré cette tâche comme accomplie, elle l'a dissoute. Bien rares sont les entrepreneurs de morale qui se comportent de la sorte ; et, sous un nouveau nom, cette structure existe toujours. Car la seconde solution consiste à s'éloigner de son champ d'activité originel pour conquérir de nouveaux territoires, et construire de nouveaux problèmes qui assureront la survie de l’institution. Peu importe que la matière manque, et qu'elle soit de plus en plus illusoire : changeons les règles, ne soyons pas trop regardants sur la validité statistique de modèles qui ne seront de tout façon compris et diffusés que par des acteurs qui partagent les mêmes intérêts, et l'avenir nous appartiendra. Ainsi l'OMS se mêle-t-elle maintenant de sécurité routière, l'érigeant en problème aussi pressant que capital.

Cette question, pour AIRPARIF, se pose. C'est ainsi qu'il faut lire les deux premières pages de ce rapport, avec ce "bilan mitigé" et son chiffre choc, "1,6 million de franciliens potentiellement exposés", chiffre qui, seul, aura les honneurs de la presse. Et sans doute, pour que ses ingénieurs puissent continuer en paix à noter les mesures que donnent leurs instruments faut-il que, à l'échelon du dessus, les responsables de l'association tordent un peu leurs conclusions de façon à offrir à la tutelle politique ce qu'elle attend, et à la presse hétéronome que celle-ci subventionne ce qu'elle désire.

émulation

, 19:28

De tous temps, mais au moins depuis la construction des pyramides égyptiennes, les hommes ont joué à celui qui aurait la plus haute. Intensivement pratiqué lors du Moyen-Âge occidental, cette période où chaque guilde bourgeoise voulait la flèche de sa cathédrale un cran au dessus de celle de la ville voisine, le jeu connaît un succès aussi planétaire que permanent depuis que les nouvelles techniques de construction développées au cours du XIXe siècle, le métal et le béton, ont ouvert la course infinie aux records sans cesse battus de la très très très grande hauteur. Dans cette compétition le vieux monde, depuis une trentaine d'années, a déclaré forfait, laissant le champ libre aux nouveaux riches du Moyen-Orient et d'Asie du sud. Mais en déplaçant, selon une parfaite incarnation de distinction bourdieusienne, le jeu et l'enjeu, ce dernier a, tout récemment, investit un terrain neuf où tout est à recommencer, celui de la construction en bois.

Dans cette compétition inédite, Bordeaux vient de faire coup double. Rive droite, Jean-Paul Viguier construira Hypérion, vaisseau haut de 57 mètres et dont l'audace visuelle se double d'une prudence conceptuelle qui n'étonne pas, venant d'un architecte aussi chevronné. Ainsi le noyau de l'ouvrage, sur ses trois premiers étages, sera en béton, ce qui permettra de se débarrasser de quelques menus soucis associés au bois, les infiltrations d'eau, la tenue au vent et aux séismes. Toujours par précaution, pour protéger le bois du soleil comme des intempéries, ce matériau ne sera visible que du sol, les faces inférieures des grands porte-à-faux servant de balcons rassurant les piétons quant à la vertu écologique de la construction. Rive gauche, les belges d'Art&Build associés à studio Bellecour auront également leur grande hauteur, avec une technique originale puisque la structure, qualifiée de colombages géants dans la brochure dithyrambique que lui consacre son promoteur, sera bel et bien en bois.
Ainsi, Bordeaux dépassera Bergen, détenteur actuel, nous dit Le Moniteur, du trophée de la hauteur, avec une tour d'habitation fortement imprégnée de béton et d'acier qui, de plus, pose à intervalles réguliers de légers problèmes d'habitabilité. Mais Vienne pourrait bientôt ravir le trophée. La capitale autrichienne abritait déjà bahnorama, qui a fermé, tour d'observation et centre d'information pour un grand projet immobilier entourant la gare centrale. Demain, sa banlieue est accueillera les 84 mètres de HoHo, une tour mêlant bureaux et appartements, d'une esthétique par ailleurs consternante. Hélas, une fois de plus, on aura affaire à un bâtiment hybride, structure en béton, habillage en bois.

Tout cela, bien sûr, n'est que préliminaires : demain, selon un spécialiste enthousiaste, la révolution du bois redessinera la ville nouvelle, propre, silencieuse, économe. Mais un argumentaire enchanté ne peut éluder la question qui taraude le sceptique : quel intérêt tout-cela peut-il bien représenter ? Remplacer le maçonnage par l'assemblage permet sans doute de bâtir plus vite, un argument intéressant lorsqu'il s'agit, par exemple, de construire en urgence des hébergements provisoires, quand bien même il existerait pour cela bien d'autres choix autrement plus vivables que les baraques de Grande-Synthe. Mais s'insérer dans un réseau économique et technique complexe, fruit d'une très ancienne tradition, étroitement réglementé et surveillé, habitué à construire pour des siècles, voire des millénaires, implique de faire ses preuves, en démontrant que la solution défendue apporte des avantages déterminants, tout en ne cachant pas ces vices qui auraient, au fil du temps, conduit à l'abandonner au profit des techniques actuelles. Et on ne voit absolument pas en quoi le bois, avec ses limitations structurelles qui obligent au compromis, avec ses problèmes d'entretien, de durabilité, de résistance au feu qui ne manqueront pas de se faire jour au fil du temps, pourrait satisfaire à ces contraintes, qui pèsent autrement plus lourd que les quelques économies que promettent ses défenseurs. L'important, sans doute, se trouve ailleurs.

Difficile de soutenir une nouvelle technique de construction, laquelle doit supporter les coûts de sa certification, sans lui promettre un avenir radieux, sans la parer aussi des propriétés qui commandent l'adhésion du politique, cette sorte de maître d’ouvrage en chef de la construction urbaine, lequel trouvera avec la tour en bois de quoi procurer une vertueuse notoriété à sa ville, de quoi aussi parader devant ses pairs pendant les congrès internationaux. Fine mouche et vieux renard le maire de Bordeaux, qui a eu le temps de voir retomber nombre d’enthousiasmes urbanistiques, fait malgré tout part de son scepticisme : "Il y a eu la mode du verre, de la tôle rouillée, attention au vieillissement du bois. C’était ma pique aux architectes." Construire quelques échantillons, et prendre part au concours des hauteurs ne cause pas grand mal ; bâtir sur du bois la ville de demain implique un tout autre engagement.
Or, une affaire pas si ancienne montre que, en la matière, la sagesse d'Alain Juppé n'est guère partagée, même dans son propre camp. Et rien ne serait pire que de voir, au-delà de quelques prototypes et d'un innocent concours de virilité, la construction en bois réglementairement imposée comme clé d'un avenir qui, plus qu'aucun autre, n'est qu'un passé rêvé.

surenchère

, 19:38

Le combat des cheffes qui oppose Anne Hidalgo à Ségolène Royal prend une sale tournure. On avait évoqué voici quelque mois le plan de nettoyage élaboré par la mairie de Paris, lequel prévoit d'éradiquer sur le territoire qu'elle contrôle, à compter de juillet prochain, les motocycles construits au siècle dernier. Agissant ainsi, Anne Hidalgo se rendait coupable d'un crime qui ne saurait être toléré, puisqu'elle s'investissait d'un pouvoir réglementaire n'appartenant qu'à l’État. La sanction se devait donc d'être brutale, et exemplaire. Récemment diffusé, un projet d'arrêté du ministère de l'Environnement démolit la position antagoniste. En remontant au 31 décembre 2006 l'âge de la prohibition, il joue la surenchère tout en retardant la mise en œuvre d'un dispositif dont on ne sait ni quand il verra le jour, ni même s'il sera seulement appliqué.
Car la compétition, pour l'heure, se déroule dans un espace seulement symbolique. Mais l'ampleur de ses effets contraint à s'en préoccuper. S'agissant d'une politique publique, il convient donc de l'analyser à la fois en fonction de critères classiques, effectivité, efficacité, efficience, mais aussi, puisque, visiblement, dans les ministères, personne ne s'est intéressé à cette question, de prendre en compte ses impacts économiques et sociaux. En d'autres termes, au risque de la redite, on se trouve une fois de plus contraint de repartir à l'assaut des mêmes moulins à vent, essayant de comprendre quel obscur mécanisme, rebelle à toute rationalité, peut bien les faire tourner

La logique voudrait que l'on s'intéresse d'abord aux justifications d'un acte lourd de conséquences puisque, sans prévoir d'autres compensations que strictement dérisoires, il envisage de priver des centaines de milliers de citoyens d'un investissement onéreux qu'ils utilisent quotidiennement. Il s'agit, on le sait, de santé publique, et d'exigences européennes. Or, ces deux prétextes n'impliquent en rien des mesures aussi radicales. Les motocycles, minoritaires dans le trafic, ne produisent guère d'autre polluant que cet oxyde d'azote qui, n'ayant plus provoqué d'alerte en Île de France depuis 1997, ne permet pas, dans l'état actuel de la réglementation, l'édiction de restrictions de circulation.
Le seul argument juridique venant appuyer la prohibition repose sur une exigence de la directive 2008/50/CE, le respect d'un objectif de qualité imposant une moyenne annuelle de la concentration en NO2 égale à 40µg/m³. Or, comme le montre le dernier rapport annuel de l'Agence Européenne de l'Environnement, à la seule, atypique et éventuelle exception de Stockholm, rigoureusement aucune métropole ne respecte cette prescription, pas même Amsterdam, Copenhague ou Oslo, et encore moins la vertueuse Allemagne où, de Munich à Berlin en passant par Stuttgart, Francfort, la Ruhr, Hambourg et même des villes moyennes comme Kiel, les dépassements sont légion. Et Londres, malgré son péage urbain et sa vaste zone de trafic régulé instaurée en 2008, ne fait pas mieux que Paris. En fait, parmi les grands pays européens, l'Espagne et la France se distinguent comme étant précisément ceux où la situation est la meilleure. Mais, à l'inverse de Madrid ou Barcelone, villes où l'on favorise le remplacement des automobiles par les deux-roues motorisés, Paris a choisi de sanctionner plus sévèrement le véhicule le moins polluant, le moins consommateur de carburant, et le plus adapté à une circulation urbaine et suburbaine.

L'exemple de Londres le montre, l'efficacité d'une telle prohibition, en posant comme hypothèse sa peu vraisemblable entrée en vigueur, sera nulle. Son effectivité, qui supposerait la reconstruction aux portes des villes de barrières d'octroi comme celles du mur des fermiers généraux, munies de dispositifs automatiques de contrôle des immatriculations, pour le moins sujette à caution. Et son efficience, avec les coûts insurmontables qu'elle reporte sur les usagers, l'ajout d'un degré supplémentaire à la saturation des transports en commun, et l'annihilation de ce deux-roues motorisé qui seul permet aux rues parisiennes d'échapper à l'embouteillage permanent, totalement contre-productive. Aussi faut-il plonger plus profond, et s'interroger sur la logique qui non seulement gouverne une telle folie, mais permet même de lui donner une apparence de raison.

On trouve sur le site de l'APUR un document qui, profitant peut-être de sa situation en terrain bruxellois, donc neutre, sonne la charge contre la surenchère normalisatrice, et montre comment se forme le raisonnement de l'ingénieur, lui qui ne cherche pas l'idéal, mais l'optimal. Traitant de la rénovation thermique des bâtiments anciens les auteurs montrent, avec une remarquable illustration d'un rendement décroissant, à quel point le maximalisme est néfaste à l'objet même qu'il prétend protéger. Introduisant une variable habituellement négligée, le coût, ils définissent un point d'équilibre au-delà duquel poser plus d'isolant, c'est en poser trop. Mais la vision pragmatique de l'ingénieur s'attaque à un rude adversaire, la croissance continue de la sévérité de normes, et heurte frontalement le monde politique et bureaucratique lequel, pour simplement exister, a besoin d'un flux constant de réglementations nouvelles.
Or, il se trouve que la directive environnementale européenne partage en partie cette approche, puisqu'elle incite à prendre "toutes les mesures nécessaires n’entraînant pas de coûts disproportionnés" pour atteindre les objectifs fixés, donc à soumettre les restrictions décidées à une analyse dont, à l'évidence, les pouvoirs publics français se sont d'autant plus facilement dispensés qu'ils ne disposent même pas des plus élémentaires données leur permettant de la réaliser.

Ségolène Royal, ministre des démarches grotesques à la notoriété internationale, a une réputation a défendre. Elle trouve ici l'occasion d'endosser la posture qu'elle préfère, assommant à coups de code le dragon pollueur, appelant au sacrifice de tous pour le bien de quelques-uns, allant au secours d’une victoire pensée comme facile puisque remportée contre ce monde motard étranger à l'administration centrale, cette cible minoritaire, bien moins redoutable que la puissance automobile et bien mal défendue par une FFMC engluée dans son habitus cégétiste comme par des importateurs incapables d'obtenir l'application d'un règlement européen pourtant obligatoire depuis deux mois. Autant futile que cynique, cette interdiction ne manquera pas de déclencher des réactions massives, stupéfiant un pouvoir qui, intrinsèquement naïf, n'avait rien vu venir. Alors, devant l’invraisemblable, une dernière hypothèse s'impose : quelqu'un, quelque part, de guerre lasse, dans le secret d'un bureau, a trouvé là l'occasion de jouer la politique du pire.

green

, 19:49

Succéder à Bertrand le bâtisseur n'avait rien d'une tâche commode, en particulier dans ce domaine qu'il a habité comme personne avant lui, l'urbanisme. Celui qui avait construit partout, même là où il n'y avait pas de terrain, sur un ancien entrepôt ou par dessus des voies ferrées, laissait une ville à laquelle il semblait difficilement concevable d'ajouter quoi que ce soit. Aussi faut-il sincèrement féliciter Anne Hidalgo et son adjoint à l'urbanisme, Jean-Louis Missika. En dévoilant les lauréats de la compétition Réinventer Paris, ils réussissent un fort joli coup.
Comme le font remarquer les inévitables grincheux, la mairie sort grande gagnante d'une opération qui lui procure de multiples bénéfices pour une bien modeste dépense, puisqu'elle s'est contentée de lancer "une initiative un peu folle" et d'organiser un concours assez peu dans les usages de la profession, dans la mesure où les équipes d'architectes ont travaillé à titre gracieux, au grand dépit des perdants. Quant aux gains, ils seront d'abord financiers puisque la municipalité encaissera quelques centaines de millions d'euros en cédant des bâtiments déclassés et des parcelles éparpillées. Mais ils seront, plus encore, symboliques, et à plus d'un titre.

Ce concours qui, par son ambition radieuse, ses propos volontaristes et son profond narcissisme, parvient à faire oublier qu'il ne fait que reproduire, à toute petite échelle, ce que Berlin pratique régulièrement depuis soixante ans, ne se contente en effet pas de restaurer marginalement les finances d'une ville qui en a bien besoin. Les jurés n'ayant pas choisi les projets les plus rémunérateurs, ils ont donc privilégié d'autres critères, lesquels se dégagent rapidement d'une analyse un peu détaillée des lauréats.
Certains, certes, relèvent de préoccupations particulières. Ainsi en est-il de Xavier Niel, dont il se murmure qu'il aurait fait une offre impossible à refuser pour construire une résidence destinée aux élèves de son 42 ; l'emplacement, il faut l'avouer, avait tout pour plaire puisqu'il se situe exactement en face de son école. D'autres répondent à une exigence tacite dans un concours de ce genre, lequel ne peut être un plein succès qu'en attirant quelques vedettes de l'architecture internationale. Tel est le cas de David Chipperfield dont la notoriété, lui qui semble n'avoir jamais rien construit d'autre que des boîtes, laisse pourtant l'humble amateur un peu dubitatif. Avec une parfaite logique, il obtient la réhabilitation de l'ancienne préfecture du boulevard Morland, un bâtiment tellement orthogonal qu'on jurerait qu'il en avait dessiné les plans. Avec Sou Fujimoto associé à Oxo Architectes, on tombe sur un deuxième invariant, le projet utopique, si complexe et, sans doute, si onéreux, que, sans même tenir compte de l'inévitable opposition des riverains, il aura bien du mal à voir le jour. Mais ça en jette tellement que tout le monde en parle, et là se situe l'essentiel.

Mais, à l'inverse, quantité de propositions partagent, en plus du fait d'avoir été élaborées par des équipes locales souvent assez peu connues, tant de points communs qu'elles permettent de mettre au jour une véritable idéologie, et montrent les exigences auxquelles il faudra satisfaire pour obtenir l'agrément de la nouvelle magistrature. Et la plus exemplaire sert de plus à clore la séquence du nouveau palais de justice de la porte de Clichy. PCA bâtira en face le Stream Building, un "métabolisme" formé d'une structure en bois, dont le toit végétalisé servira de potager, dont la façade accueillera quelques plans de houblon qui serviront à confectionner une bière locale. Alors, ce spectacle qu'il contemplera depuis la Maison des Avocats réjouira sûrement l'amateur de Guinness. Le breuvage, dont la production ne suffira vraisemblablement pas à sa seule consommation annuelle, sans doute beaucoup moins.
De l'autre côté de la ville, DGT "ré-alimente Masséna" en proposant une manière de tour campagnarde qui permettra "d'élaborer un rapport à la terre durable et résilient". Un peu plus loin, dans la ZAC rive gauche X-Tu réussit à placer sa façade abritant du phytoplancton. Rue Edison, Manuelle Gautrand construira un immeuble d'habitation bourré d'espaces communs, une "cave-atelier 2.0", un toit-potager, et même une cuisine collective. Partout du vert, de la terrasse alimentaire, du bois, sur les façades et comme structure, des espaces de coworking.

Qui habitera ces lieux ? Ces gens que l'on voit sur les projections de PCA, des couples jeunes et longilignes à la peau claire, en tenue estivale par un beau soir d'été où l'unique chevelure grisonnante surmonte une épitoge, des enfants sages tenus à la main ou apprenant le vélo, ces citoyens-modèles qui participeront au bien commun en cultivant leur jardin, en contribuant à cette étrange agriculture urbaine qui ne produit ni viande, ni lait, ni œufs, ni céréales, ni fruits, et n'est rien d'autre qu'une reformulation de l'antique jardin ouvrier à destination de catégories de population distinctes, mais elles aussi sensibles, sinon soumises, à l'injonction hygiéniste.

Ce concours, d'une certaine manière, ouvre une voie. Ils ne s'agit plus seulement de faire en sorte, en bon père de famille, qu'un bâtiment consomme aussi peu d'énergie que possible. Il ne s'agit plus d'apporter son petit soutien à une économie chinoise vacillante en couvrant le toit de panneaux photovoltaïques. Il faut du vert, mais plus, autrement et, surtout, avec de la vertu. La monotonie des justifications, l'uniformité des propositions montrent bien à quel point cet appel à la liberté d'imagination des architectes, dans les faits, était totalement contraint. Et il promeut une vision unique, monolithique, sans l'ombre d'une dissension possible de ce que sera l'avenir, un avenir fait d'anecdotes et de bonne volonté. Les architectes, comme jadis à Versailles, sont toujours prêts à anticiper la volonté du prince, et le prince, aujourd’hui veut du vert, des choux, et des discours.

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