Ce premier tiers du mois de septembre 2022 aura donc connu un événement dont, comme toujours, la pleine portée historique se
précisera seulement au fil du temps mais qui semble, dès à présent, capital. En lançant une attaque là où on ne l'attendait pas sur un
flanc dégarni de l'armée russe, l'Ukraine a réussi une percée spectaculaire, libérant des milliers de km² de territoire et récupérant des milliers de tonnes de matériel et de munitions ennemis. Dans ce conflit de type classique qui vaut, au fond, comme une dernière itération de la guerre froide, ce moment où le faible devient le fort, révélant l'impéritie tactique et stratégique de l'adversaire, a une portée bien plus large que sa seule dimension militaire. Il montre la Russie telle qu'elle est, un pays en plein effondrement sanitaire et démographique, avec son PIB similaire à celui du Benelux, seulement riche de son espace et de ses matières premières, et dont la tentation impériale, sans doute, trouve ici son terme.
De cet instant décisif dont les conséquences se feront sentir bien au-delà de l'Europe et pendant des décennies, les millions de citoyens dont l'accès à l'information se limite pour l'essentiel aux chaînes de télévision historiques ne sauront, pourtant, à peu près rien. Durant ces journées fatidiques, leurs antennes se sont en effet trouvées entièrement occupées par le décès d'une très vieille dame, souveraine d'un pays ami et dont l'indéniable importance historique relève malgré tout, en raison de la faiblesse des pouvoirs dont elle disposait, du seul symbole. L'espace des journaux télévisés lui étant intégralement consacré, les ressources mobilisées pour l'occasion interdisent de traiter quoi que ce soit d'autre, et tant pis si l'histoire s'écrit à quelques milliers de kilomètres de là, elle qui a l'indécence de ne pas respecter cette
période de deuil.
Alors, bien sûr, on connaît depuis longtemps les contraintes qui pèsent sur ces rédactions et modèlent le sommaire de leurs journaux. Pourtant, si leur format ne varie pas, il n'en va de même ni des moyens mis en œuvre, ni des contenus diffusés. La séquence historique qui se clôt peut-être aujourd'hui a commencé voilà plus de trente ans, avec la fin de l'URSS, et donc de son emprise sur les pays alors qualifiés de l'est. Avec les moyens d'une époque encore très peu numérisée, où les liaisons par satellite étaient rares, âprement disputées et impliquaient l'emploi d'équipements lourds, les actualités télévisées ont, le mieux possible, rendu compte des effondrements successifs de ces dictatures. Alors, on voyait un Patrick Bourrat assurer dans des conditions précaires un direct depuis Bucarest. Depuis, l'évolution des techniques a fait sauter toutes les barrières à l'entrée, au point que n'importe qui peut aujourd’hui jouer au journaliste reporter d’images armé de son seul téléphone mobile. Pourtant, et parallèlement à l'explosion des contenus facilement disponibles, l'actualité télévisée s'est appauvrie, se refermant sur un monde de plus en plus sommaire, et de plus en plus fictif.
Un peu à l'image du répertoire d'action de Charles Tilly, celle-ci puise ainsi dans un catalogue d'histoires, voire de légendes, certifiées authentiques, en rééditant un schéma qui, par le passé, a connu un tel succès public qu'il est réutilisé dès qu'on peut le repérer au milieu du flot complexe, imprévisible et protéiforme que prend la succession des événements. Ainsi voit-on, en Ukraine, le danger électronucléaire remis en scène
par les heurs et malheurs de la centrale de Zaporijjia dont on ne cesse de répéter qu'elle est la plus grande d'Europe, sa taille valant comme une quantification de la menace qu’elle représente. En effet, elle compte six réacteurs, comme celle de
Gravelines, et il faut l'intervention sur les ondes d'un Jean-Marc Jancovici, avec sa singulière conception de la diplomatie, pour remettre le danger à sa place.
Mais cet appauvrissement ne vient pas seulement du réemploi de thèmes connus : plus fondamentalement, il est le produit d'une lente évolution vers toujours plus de nombrilisme. La fonction essentielle d'un journal télévisé se limite aujourd'hui à fournir au spectateur
un contenu dont on sait qu'il lui convient. On le sait, puisqu'on dispose pour cela de ces sondages d'opinion qui explicitent scientifiquement l'opinion des Français, et tant pis si l'échantillon n'est pas représentatif, si les questions sont calibrées pour fournir la réponse attendue et si les non-répondants sont ignorés. Un pas de plus, et on arrive aux micro-trottoirs qui à la fois fournissent du contenu directement exploitable, et justifient à moindre frais de parler de ce dont on parle. Désormais, systématiquement, ils nourrissent les sujets qui traitent de ce qui intéresse les Français, la pénurie de moutarde, les fissures dans les maisons de campagne construites sur un sol argileux ou les
bouchons sur l'autoroute de retour des vacances.
L'éparpillement des réseaux, leur robustesse, la multiplication des terminaux y donnant accès permet de toujours avoir des images de la guerre, quand bien même le front serait interdit aux correspondants qui, en ces jours de deuil international, éprouvent de toute façon bien du mal à obtenir un petit espace pour leurs sujets. Grâce au web et aux réseaux sociaux, on peut, ainsi, suivre au jour le jour la situation en Ukraine, tout en échappant au programme unique de la retransmission des funérailles royales.