En se mettant épisodiquement à jour sur des sujets d'intérêt divers, au hasard la sécurité routière, on s'expose parfois à des découvertes qui donnent à réfléchir. Accédant à la section appropriée du site de la Direction générale mobilité & transport de l'Union européenne, on trouve en page d'accueil une profession de foi, Vision Zero, qui prône, de façon aussi ferme que lapidaire, la complète disparition de la mortalité routière d'ici 2050. Intuitivement, un tel objectif semble un brin déraisonnable. Pourtant, ce concept a déjà une longue histoire, et une origine précise. La Direction reprend en effet à son compte une politique institutionnalisée en Suède en 1997, laquelle relève du genre de leçon qu'administrent ces insupportables premiers de classe, convaincus que le destin les condamne à être les meilleurs, et à éduquer les autres. Mais au-delà de la seule action publique, quantité de facteurs sur lesquels le législateur n'a guère de prise, géographiques, démographiques, économiques, climatiques, technologiques, expliquent que tel ou tel pays puisse se présenter comme modèle en matière de sécurité routière. Bien sûr, le pouvoir ignore ces facteurs, et ne veut retenir comme raison de son succès que ce concept qu'il présente comme révolutionnaire. Une telle politique, de plus, s'accompagne de dégâts collatéraux dont sont victimes ces catégories d'usagers de la route qui ont le malheur d'être minoritaires, la Suède étant par exemple connue pour son recours au fil à découper le motard.
Mais comment réussir à atteindre cet objectif certes noble, mais
qui semble diablement ambitieux ? À grand renfort de
technologies à développer, on imagine ce futur parfait de véhicules autonomes dont la
sécurité active serait prise en charge par des automates, qui se
déplaceraient sur des voies sûres, encadrés de barrières et de
dispositifs de surveillance infaillibles. Mais peut-on,
directement ou non, ramener l'accidentalité routière aux seuls
véhicules à quatre roues ? Pour en juger, il est utile de
retourner soixante-dix ans en arrière, et de revenir à une époque
où la première propriété de l’automobile était sa rareté. En
France, le premier bilan de la sécurité routière date de 1954. On
était alors au tout début de cette expansion automobile à laquelle
Luc Boltanski a consacré par la suite un article aujourd’hui ancien mais toujours
intéressant. La première estimation d'un parc automobile alors en
forte croissance date de 1955 et recense un peu plus de 3 millions
d'automobiles. Au dernier décompte, elles étaient 38,7 millions, soit
treize fois plus. En 1954, l'automobile restait essentiellement
associée aux catégories sociales supérieures ; les ouvriers,
logés près des usines, se rendaient alors au travail à vélo,
tandis que les jeunes classes moyennes urbaines faisaient le
succès de la Vespa, et les campagnards celui du VéloSolex. Le
bilan de 1954 recensait 7 539 décès ; conducteurs et
passagers de véhicules automobiles, toutes catégories confondues,
ne représentent que 26 % de ce total, soit 1 970 morts.
Si l'on néglige les 43 usagers de véhicules attelés et les 19
cavaliers ou conducteurs d'animaux, la masse des victimes de la
route se répartissait entre les diverses catégories d'usagers
vulnérables : 1 888 motocyclistes, sans qu'il soit
possible de distinguer le scootériste de l’authentique motard, 648
cyclomotoristes, 1 322 cyclistes et 1 544 piétons. Le
fait qu'ils aient majoritairement été victimes d'accidents
impliquant des véhicules carrossés n'a, en l'espèce, pas
d'importance.
Parmi les multiples causes de la baisse d'une mortalité routière
qui, en France métropolitaine, s'est stabilisée autour de 3 300 décès annuels depuis 2013, la diminution de la part des usagers vulnérables n'est jamais prise en compte. La disparition
de la Vespa avec la fin des années 1950, l'enrichissement de leurs
propriétaires leur permettant d'accéder à l'automobile, la
désaffection pour un vélo qui cessait d'être un mode de
déplacement efficace pour des ouvriers et employés logés de plus
en plus loin de leur lieu de travail et devenus utilisateurs de
transports publics lourds dans les grandes agglomérations qui en
sont pourvues, comptent au nombre des raisons cachées qui expliquent
cette baisse de la mortalité.
Au demeurant, on peut fort bien trouver ailleurs que dans des archives l'exemple d'un système de déplacement qui accorde une part essentielle aux usagers vulnérables. Les Pays-Bas, le royaume du vélo, sont tout indiqués pour ce faire. La mortalité routière y est stable depuis 2010, et les cyclistes représentent plus d'un tiers des décès, avec une part croissante. Et en 2020, plus de deux tiers des blessés hospitalisés étaient des cyclistes ; 83 % d'entre eux étaient victimes d’accidents n'impliquant pas de véhicules motorisés.
En d'autres termes, encourager le développement de l'usage du
vélo et poursuivre la chimère d'une route sûre, sans victimes
autres que légères, revient à se donner deux objectifs
mutuellement exclusifs, ce qui n'empêche nullement les
institutions européennes de les mener, de front. La vision zéro
implique de transformer les humains en êtres immortels et
invulnérables : en dieux, en somme.
Se fixer un but inaccessible mais de très long terme permet de
justifier paresseusement l'activité d'un complexe
législato-administratif et de tous ceux qui y prennent part en y
trouvant des rémunérations diverses et pas seulement pécuniaires,
des chercheurs aux militants, des politiques aux fonctionnaires,
des journalistes aux législateurs. Le zéro, phytosanitaire ou
accident mortel, production de gaz à effet de serre ou pollution
atmosphérique, virus ou matières grasses, bâtiment mal isolé ou
construit sur un terrain agricole, est devenu l'horizon par
définition indépassable, et contraignant, de toute politique
publique. Et qu'elles se dotent d'un terme lointain ne fait pas de
ces politiques des objets sans danger, ne serait-ce que parce que,
trivialement, on se rapproche en permanence de l'échéance prévue.
Quand celle-ci se profile et dévoile, comme par exemple avec les
zones à faibles émissions, l'ampleur de conséquences pourtant prévues dès le départ,
il ne reste qu'à capituler le plus discrètement possible. On
souhaiterait ardemment retrouver un peu de pragmatisme, et de bon
sens ; mais, à l'échelon national comme européen, la
représentation des citoyens a perdu tout intérêt pour la réalité,
et se satisfait pleinement de gérer l'imaginaire.